Gérard Bertrand : Déjà le parallèle entre le vin et le rugby a du sens, pace qu’il y a beaucoup de similitudes sur l’esprit d’équipe, la somme de détails qu’il faut optimiser pour arriver à marquer un essai ou faire un bon vin, et dans les deux secteurs on aime la célébration. L’un contribuant à étancher la soif et la joie ou le malheur des autres. Dans un match de rugby il y a plusieurs phases, mais actuellement le jeu est plutôt fermé. C’est-à-dire que l’on ne joue pas côté ouvert : il y a une contraction des différents marchés, liés à plusieurs facteurs, qui fait que l’on joue petit périmètre. Des fois on joue serré, mais ce n’est pas pour ça que l’on ne gagne pas les matches. Il y a moins d’envolée qu’auparavant.
Par le passé, l’équipe de France de rugby était connue pour compenser ses limites physiques par des moments d’inspiration. Faut-il du french flair à la filière vin ?
Il faut d’abord appliquer les fondamentaux, et ensuite laisser libre court à son inspiration. Au rugby, le jeu commence devant et se poursuit derrière. Dans le vin, il faut d’abord en produire de très bons et ensuite avoir la capacité de les propulser dans le monde entier et de les vendre en faisant passer des messages. En sachant qu’il faut un plan de jeu : c’est le marché. Si vous avez un plan de jeu qui ne correspond pas aux besoins du marché ou aux compétiteurs, ça va être compliqué.
Au sujet de la contraction des marchés, on parle beaucoup de déconsommation en France, de tendances moroses en Europe, de repli aux États-Unis, de stase en Chine… Comment voyez-vous les marchés ?
Si l’on regarde les chiffres en France, on voit que toutes les catégories de boissons sont en baisse. Ce n’est pas propre aux vins : les eaux, les sodas, les spiritueux, les jus de fruit. Tout simplement parce qu’il y a un problème de pouvoir d’achat lié à l’inflation. On navigue entre -2 % pour les plus favorisés et -7 % pour les catégories les plus en souffrance. Mais cela est conjoncturel, pas structurel. Ce n’est pas lié à un univers en particulier. Après, à l’intérieur des vins, on voit forcément que les vins rouges souffrent le plus. Ce qui est lié à des consommateurs allant plus vers les vins blancs, rosés et effervescents. Comme ils ne boivent pas davantage, forcément il y a des équilibres différents. Et il fait de plus en plus chaud. Boire des rouges frais n’est pas encore une habitude, ni pour les restaurateurs, ni pour les consommateurs. Voyez : on est mi-octobre et on a encore envie de boire des vins frais. Il est logique qu’il y ait des transferts et ce n’est pas très grave. On ne peut pas progresser sur toutes les catégories en même temps. Sinon ça serait trop beau.
Il faut relativiser en regardant le marché mondial. Il reste des sources de croissance, mais aussi d’inquiétudes*. Le vin reste un mass-market énorme. Je pense qu’il faut regarder ce qui s’en sort le mieux dans la segmentation (AOP, cépages…) et la hiérarchisation des différents vins (marques, petits et grands châteaux…). Qoiqu’il en soit, on voit bien que les gens consomment meilleur et un peu moins. C’est un fait, c’est durable. Il faut donc aller gagner de nouvelles parts de marché.
Comment s’y prendre ?
La filière vin doit communiquer d’une manière générale sur ce qu’est le vin français, expliquer les différents terroirs, les appellations, les opportunités avec la diversité du portefeuille… Mais on est trop faible aujourd’hui en communication quand vous voyez les moyens que mettent les Australiens en particulier. On devrait se mobiliser davantage, non pas au niveau des entreprises, qui le font, mais au niveau des vins français. On doit retrouver un souffle et revéhiculer l’esprit français avec l’accord des vins français avec la cuisine internationale. Il y a tout un travail de pédagogie à renforcer avec les sommeliers, avec les chefs.
Demandez-vous des aides, nationales ou régionales, pour soutenir les vins à l’export ?
Aujourd’hui, les différents ministères sont bien conscients de la nécessité de soutenir la filière vin, et ils le font. Guillaume Gomez, qui a été nommé ambassadeur mondial de la gastronomie et des vins français ne s’économise pas en faisant le tour du monde en permanence. On a cet élan positif. Il faut bien regarder qu’il faut parler aux plus jeunes générations, qui sont aujourd’hui tentées par différents types de boissons, des cocktails en particulier, de la bière, des spiritueux (regardez le succès de la tequila aux Etats-Unis). La compétition aujourd’hui n’est pas qu’entre vignerons : elle est avec tous les métiers de la filière des boissons. On doit bien regarder quels sont les produits traditionnels, qui sont référents et incarnent les valeurs de leurs terroirs, et quels sont les marques qui vont pouvoir challenger la jeunesse. C’est ça qui compte pour progresser : s’adresser aux 20-30 ans qui ont l’habitude de consommer différemment. Et là, il y a du travail.
À quoi pensez-vous : aux canettes, aux vins désalcoolisées, à la mixologie…
Ça passe par le dernier kilomètre : comment avoir accès aux bars, aux happy hours, à la nuit, à tous les lieux où l’on consomme… Pour être tendance ou le devenir, il faut mettre des moyens. Il n’y avait pas cette diversité d’offre il y a 20-30 ans : les cocktails sont une révolution en assurant une marge, une théâtralité… Je crois que cela se passe surtout dans la part de distribution en apportant des offres et en l’organisant.
En termes de distribution, comment voyez-vous le débat sur le coefficient multiplicateur de la restauration sur le prix de vente des vins ?
Aujourd’hui on voit de tout. Par les temps qui courent, je trouve que les restaurants font plus d’efforts qu’avant. Ce qui fait la différence dans une addition, ce n’est pas le premier verre, c’est le deuxième. Si les vins sont trop chers, il n’y aura pas de deuxième verre. Je ne suis pas trop inquiet pour la consommation à table, on voit dans le monde que les gens boivent du vin. La vraie compétition se fait en dehors des repas.
Si vous êtes optimiste, d’autres s’inquiètent d’un changement générationnel/civilisationnel où le vin serait éclipsé par la bière, les cocktails…
Il y a une adaptation technique à réfléchir. On oublie trop vite que ces dix dernières années la filière s’est bien portée grâce aux rosés. En particulier la Provence et le Languedoc qui ont pris le train au moment du départ. Aujourd’hui le rosé arrive à un niveau de plateau, même s’il y a encore quelques parts de marché à gagner sur le premium. On avance sur ce terrain avec nos châteaux et le Clos du Temple. Et on vient de lancer maintenant des vins orange, qui apportent quelques réponses dans la diversité de l’offre, même si ça reste une niche. On essaie d’apporter une touche d’innovations. Je pense que le bio a son mot à dire, c’est une devenu une vraie catégorie, surtout en France. Il y a toujours un bel avenir pour le bio.
On voit aujourd’hui un effet de palier pour les vins bio, avec beaucoup de volumes qui arrivent.
C’est un autre sujet. Les gens ont fait les efforts pour se convertir en bio et maintenant il faut trouver des parts de marché, non pas en France mais à l’international. C’est un challenge. Pour nous c’est clairement un objectif de renforcer la part du bio dans notre gamme (aujourd’hui on est quasiment à 60 %, on continue à progresser). On fait notre part, on est leader en France, et de loin. On est leader dans le monde en biodynamie. Ça fait partie de notre ADN.
Les difficultés se cumulent, mais on entend des caves ayant investi dans le bio et déclassant en conventionnel pour écouler des volumes…
Vous savez, il y a toujours une période d’adaptation. La viticulture, ce n’est pas un long fleuve tranquille. Déjà parce que qualitativement l’année facile n’a lieu que tous les dix ans, le reste du temps c’est un combat. Ça devient de plus en plus compliqué avec le réchauffement climatique. Le vigneron doit être de plus en plus précis. Les enjeux sont là, mais la qualité n’a jamais été aussi bonne qu’aujourd’hui. Sauf que ce n’est pas suffisant. Il faut être meilleur, mais aussi adapté aux attentes des marchés, en particulier sur les vins de marques. Il y a pas mal d’interrogations.
La contractualisation serait-elle une solution pour assurer un marché aux vins produits selon un cahier des charges donné ?
Ça fait quinze ans que l’on pratique la contractualisation. 80 % de nos vins sont contractualisés. Effectivement c’est un gage de qualité. Votre partenaire a une sécurisation de la commercialisation et une vision à long terme qui permet d’investir (matériels, outils, technologie…). Mais il faut aussi investir dans la connaissance des marchés et la complexité du monde (on l’a vu avec les taxes américaines, le covid arrêtant la consommation en Chine…). La bonne nouvelle, c’est qu’il y a de plus en plus de pays qui boivent du vin.
Comme en France on consomme "moins, mais mieux", cette baisse de volumes consommés doit-elle impliquer des arrachages ?
Je ne peux pas répondre à cette question pour les régions. Il est sûr que chaque région rencontre des problématiques dont la temporalité change. Nous en Languedoc on a eu différentes problématiques depuis trente ans. Il n’y a pas eu d’autres régions dans le monde qui a fait plus d’efforts en termes de restructuration de vignoble, de qualité du produit, de marque : Pays d’Oc c’est quand même 6 millions hl, des appellations montent comme Picpoul, Pic Saint-Loup, Boutenac, La Clape… Il y a eu une segmentation et une hiérarchisation dans cette région, qui a totalement changé. Pour les régions qui étaient plus en avance, il faut mener une réflexion plus poussée. C’est toujours pareil, quand ça marche, on a toujours la tentation de produire davantage.
On sent une poussée de fièvre monter dans l’Aude, où des producteurs accusent le négoce de tous leurs maux.
Je pense qu’aujourd’hui la crispation est sur le fait que des microrégions ont été orphelines d’eau, entre Narbonne et Perpignan. Là il y a eu des problématiques liées à l’eau qui ont engendré des pertes de récolte significatives. Dans le reste des départements, la récolte sera qualitative, avec des quantités un peu moins importantes que l’an dernier, mais qui restent acceptables. L’enjeu de beaucoup de régions aujourd’hui, c’est l’approvisionnement en eau. Surtout sur les vins de tous les jours. Il faut avoir une nouvelle vision sur les modalités d’adaptation de la vigne au réchauffement climatique. Je suis optimiste. Il n’y a qu’à regarder la Californie, qui a réglé le problème de l’eau il y a 50 ans. Ça veut dire que toutes les régions, notamment méditerranéennes, doivent avoir une approche plus pragmatique et moins dogmatique.
Pour vous, les tensions actuelles dans l’Aude sont plus liées aux impacts climatiques augmentant le coût de revient qu’aux enjeux de cours et de rentabilité ?
Aujourd’hui, la frustration est essentiellement liée à certaines zones où l’on fait beaucoup moins que prévu. Il faut d’abord résoudre la problématique de l’eau, développer la contractualisation, travailler par cahier des charges… Nous ne sommes pas concernés, mais sur toutes les entrées de gamme, il y a quand même des importations massives en France de vins de table qui peuvent crisper une partie de la profession. Ce qui est compréhensible.
Une autre crispation concerne le devenir de la marque régionale Sud de France, mise sur la sellette par l’administration pour non-respect des réglementations européennes sur les indications géographiques et soumise à un moratoire de deux ans…
Je ne vais pas mâcher mes mots, la situation actuelle de Sud de France est abracadabrantesque, pour reprendre le mot d’un président. Ça fait presque vingt ans qu’avec Georges Frêche et toute la filière on a créé Sud de France. Aujourd’hui, il y a des dizaines de milliards de bouteilles qui ont été vendues avec cette dénomination. On ne peut pas se réveiller tout d’un coup et dire aux vignerons qu’ils n’ont plus le droit, alors qu’on les a laissé faire pendant des années. Sud de France a été une grande avancée pour fédérer toute l’offre de l’Occitanie : les IGP, les AOP, les vins doux naturels et les vins effervescents. Il faut sortir par le haut de ces turbulences. D’abord en mettant dans le cahier des charges AOP et IGP cette mention, comme l’a fait Sud-Ouest.
Si jamais on en arrivait à l’aberration de cette suppression de la mention, ça serait un coût difficile à supporter non pas pour les marques, qui ont créé leurs univers, mais pour les milliers de vignerons qui ont trouvé un développement grâce à Sud de France. Il faut faire attention à ça, c’est la plus belle réussite d’Occitanie de ses 20 dernières années. Ça a permis de créer la catégorie, de fédérer IGP et AOP…
En parlant de fédération, il y a eu dernièrement un débat au sein du Conseil Interprofessionnel des Vins du Languedoc (CIVL) sur la place des metteurs en marché direct dans le collège des négociants…
Je ne me suis jamais exprimé là-dessus parce que j’ai été cotisant aux Vignerons Indépendants pendant 30 ans (et y ai de nombreux amis). Aujourd’hui, je suis membre de l’UEVM (Union des Entreprises Viticoles Méditerranéennes), mais je suis aussi un vigneron. Il faut sortir de la passion et regarder la réalité des chiffres : la commercialisation des vins en Languedoc est faite à une large majorité par le négoce. Il ne faut pas oublier que le négoce a des propriétés et des vignerons des activités de négoce. Donc les problématiques des vignerons sont au cœur des préoccupations de tout le monde. Il est trop tard pour instrumentaliser un débat politique. C’est l’économie qui doit nous guider et il ne faut pas oublier que c’est ensemble que l’on va réussir. La force du négoce c’est de porter la voix plus loin, avec une force commerciale plus importante et une vision mondiale. La force des vignerons, et des Vignerons Indépendants en particulier, c’est qu’au niveau local, national et européen ils ont su développer des marchés.
Il faut arrêter d’opposer les uns et les autres. Le débat du CIVL me navre, il est triste. Le CIVL est né de la volonté d’Yves Barsalou et de Jean-Claude Bousquet [NDLA : le père de l’actuel président de l’interprofession, Christophe Bousquet], je le sais car je faisais partie des fonds baptismaux. Elle a rassemblé toutes les appellations pendant trente ans. Et par un coup de baguette magique, on va croire que ça ira mieux en partant. C’est une catastrophe : ils se coupent des études économiques, des budgets partagés, de la vision du négoce… On est plus fort quand on partage et que l’on discute. Aujourd’hui, il faut tout faire pour lutter contre l’isolement. Quand je vois que Corbières a perdu 50 % de sa production en vingt ans, ça ne me rend pas plus joyeux : on ne vend pas plus cher. J’ai la conviction que ce n’est pas en réduisant le potentiel viticole d’une région que l’on vendra plus cher. Ça n’a rien à voir. On est le bon exemple au niveau du groupe Gérard Bertrand parce que l’on a réussi à segmenter et hiérarchiser nos gammes dans un univers de compétition. Ce n’est pas en produisant moins de vin qu’on le vendra mieux. Ce qui est important c’est la qualité, le positionnement, le marketing, la communication, le digital…
Je milite depuis longtemps pour une interprofession unique pour rassembler et consolider des budgets avec des aides régionales, etc. Fédérer l’ensemble de la filière régionale sur une interprofession unique, c’est vital. Il faut juste que les gens apprennent à travailler ensemble.
Vous êtes un fervent défenseur de l’Occitanie, mais avez-vous des projets d’aller vous implanter à Bordeaux, en Champagne…
Non. On est allés à Cahors avec l’objectif de produire un très grand cahors. Notre premier vin sortira en 2025, sur le millésime 2022. Nous faisons des travaux conséquents au domaine pour le mettre au niveau de la compétition internationale. Notre cœur de métier aujourd’hui est notre région. Pour le moment, il n’y a pas de velléités d’aller ailleurs. Nous sommes concentrés sur ce que l’on fait, sur nos engagements avec nos partenaires, on a toujours respecté nos engagements.
Quels sont vos pronostics pour le quart de finale France-Afrique du Sud ce dimanche 15 octobre ?
Je pense que l’on va être champions du monde. Fabien Galthié et son staff ont fait un travail fantastique et ont tout prévu, même l’imprévisible. On a eu deux blessés notoires, la charnière, ça n’a pas déséquilibré le groupe. Et on ne fait pas de fautes en gardant notre créativité. Je pense que 2023 peut être un très grand millésime. Je suis confiant.
* : « On voit à Bordeaux, dans les Côtes du Rhône et pas que ce que fait la contraction du marché chinois. La France doit se repositionner en Chine et réapprendre le marché » estime Gérard Bertrand.