uelle est votre vision économique de la filière vin ? On parle d’une fragilité croissante des domaines et négoces, avec des encours pesants, un effet ciseau entre charges croissantes, rendements bas et commerce incertain…
Jean-Christophe Roubin : Nous sommes le premier partenaire bancaire des vins et spiritueux, nous sommes présents dans tous les bassins de production. Sur la situation actuelle, notre vision est que la filière fait face à des difficultés structurelles, avec des problématiques de marché et de demande principalement sur le vin rouge. C’est vrai pour tous les grands producteurs de vins rouges : la France, mais aussi l’Espagne, le Portugal, l’Italie… Cette situation est dépendante de deux éléments majeurs.
D’abord la géopolitique, avec des problèmes pour l’export de consommation aux États-Unis et en Chine, avec des incertitudes sur des barrières tarifaires qui pèsent lourd (actuellement l’enquête chinoises antidumping sur les brandies européens, donc Cognac, mais aussi les taxes américaines Trump). Le deuxième phénomène est majeur avec l’évolution de la consommation : on voit une diminution de la consommation de vins rouges, une stabilité relative des rosés, alors que les blancs continuent à être en croissance.
Le fait, c’est que le marché achète moins de vins rouges. C’est une difficulté majeure quand on est un grand producteur de vins rouges. Par ailleurs, les consommateurs optent pour d’autres types d’alcool : la bière (pour son accessibilité, son prix, le changement des modes de consommation…), la cocktailisation (recherche de goûts différent, de choses plus amusantes…) et les no ou low alcohol (passant du statut de boisson de femmes enceintes à une consommation plus courante). Cela fait beaucoup de questions majeures pour les opérateurs.
Dans ces conditions, percevez-vous une accélération de la fragilisation des trésoreries de la filière vin ?
Forcément, cela créé des problèmes à l’amont pour les producteurs et à l’aval pour les transformateurs et les négociants qui font face à des problématiques de parts de marché. En Aquitaine, en Occitanie et dans les Côtes-du-Rhône où l’on connait des difficultés de commercialisation, c’est une bonne nouvelle que l’enveloppe de 120 millions d’euros pour l’arrachage définitif ait été sanctuarisée dans ce contexte budgétaire difficile. Dans un certain nombre de territoires, il y a besoin de faire de l'arrachage là où l’on voit des problèmes de production, je pense aux Pyrénées-Orientales qui font face à des sécheresses récurrentes. L’arrachage peut aider des gens à aller sur d'autres types de production ou à sortir de la viticulture. Cela leur permet d’arrêter dignement.
Attention, il ne faut pas mener arrachage d’un côté sans se demander de l’autre ce que l’on va faire des outils de production, notamment vis-à-vis des caves coopératives. Nous travaillons avec la coopération viticole sur la façon de les gérer : est-ce qu’il peut y avoir des rapprochements ? Est-ce qu’il peut y avoir des fusions ?
Depuis cet été, des ouvertures de procédure collective défraient la chronique des caves coopératives. Ressentez-vous cette fragilité ?
Oui, nous cherchons à être proactifs. Nous allons voir nos clients en leur disant que le Crédit Agricole est présent avec eux face aux difficultés, mais qu’il faut bouger et avancer sur la stratégie. On ne peut pas attendre un retour à meilleure fortune. La question est de connaître leur vision d’avenir, de leur positionnement et travailler à les accompagner avec de l’ingénierie financière. Il y a peu de visibilité, mais je pense que ce travail est indispensable pour pouvoir se redonner de la visibilité à moyen terme et se dire où l’on voudrait être dans cinq ans. Les questions de positionnement sur les marchés sont très importantes. Elles traversent la profession, mais ne sont pas de notre responsabilité. Nous sommes aux côtés de nos clients pour les accompagner dans leur stratégie.
Parmi les stratégies actuellement évoquées, on parle de nouveaux profils de vins, qui demandent des adaptations dans les caves, de nouveaux cépages, qui nécessitent de restructurer des parcelles, de diversifications avec de nouvelles cultures, interrogeant sur leurs débouchés. Ce qui demande toujours des investissements à un moment ou un autre, alors que les trésoreries sont exsangues et que les encours sont au taquet.
Il y a une volonté collective du Crédit Agricole, de ses caisses régionales et de ses filiales pour accompagner nos clients et trouver les solutions financières si on voit une stratégie claire. Aujourd'hui, on constate une diversification vers les spiritueux, avec des gens qui font du whisky ou de la vodka, avec des exemples de succès. Mais on ne veut pas dire à nos clients que l’on va remettre de l'endettement pour remettre de l'endettement et se dire dans deux ans que l’on se retrouve dans la même situation. C'est pour ça que nous constatons, que l'on a un problème de volumes et de positionnement sur le marché. On n’a pas forcément ce que le marché demande. Il faut plutôt avoir des flux tirés que des flux poussés. Il faut ensuite envisager les dossiers au cas par cas.
On croit dans la filière, sinon on ne ferait pas de type d'opération comme celle de la réinstallation d’une quinzaine de jeunes viticulteurs avec la SAFER à Châteauneuf-du-Pape. Mais ce qui est complexe dans la filière viticole, c'est que les bassins de production ont aujourd'hui des problématiques différentes entre la Bourgogne, les Côtes-du-Rhône, la Provence… Il n’y a pas de problème en Champagne. Il n’y en avait pas à Cognac, mais on verra ce que la taxe chinoise aura comme conséquences. Notre approche est régionalisée, il n’y a pas une solution applicable pour tout le monde.
Ce qui est vrai aujourd’hui, c’est que l’intégralité de la filière est confrontée à des difficultés. Il faut poser les diagnostics et proposer des solutions : l’arrachage, la consolidation des caves coopératives et leurs probables rapprochements, fusions… Notre volonté est de rester l’acteur majeur des vins et spiritueux : on veut accompagner au mieux et dans la pérennité nos clients. Et ne surtout pas mettre de la dette sur quelqu’un qui n’a pas d’avenir sur un territoire trop difficile ou une AOC trop compliquée. Il y a le dialogue avec les structures, et il y a le dialogue collectif : c’est un sujet de filière. Nous travaillons beaucoup avec Anne Haller, la directrice des Vignerons Coopérateurs, et Jérôme Despey, le président du conseil spécialisé vin de FranceAgriMer. L’objectif est d’avoir une vision commune pour que les gens vivent correctement de leur travail, pas sous respiration artificielle.
Comme dans toutes les filières, il y a des aspects cycliques. Je me souviens que ça allait très mal à Cognac dans les années 1980/1990, et puis la filière s’est prise par la main et c’est devenu une success-story. Rien n’est inéluctable. Nous sommes là dans les mauvais moments et dans les bons. Ne voyons pas tout sombre, il y a un avenir. La question est celle du positionnement et de la stratégie par rapport aux nouvelles demandes du marché.
Quand vous parlez de positionnement, s’agit-il de segmentation de l’offre et de diversification de la production ?
Je reviens sur les flux tirés et pas les flux poussés, c'est très important. Où est la consommation ? Qu'est-ce que le consommateur demande ? Qui est le mieux positionné pour y répondre ? Attention, il y aurait un danger si on disait à tout le monde qu’en ce moment ce sont les vins blancs et rosés qui marchent et qu’il faut tout arracher pour ne faire que du blanc et du rosé. Vous allez créer par nature une problématique de volume et ce n'est pas la meilleure solution. Il faut regarder où va la demande. Le low alcohol est forcément un marché majeur, mais sera-t-il de niche ou développé ?
La problématique française par rapport à ses AOC et au marketing pur, c’est que nos concurrents étrangers sont positionnés sur les marques. Nous avons des appellations, des signes de qualité, des labels… Auxquels nous sommes très attachés. Mais les consommateurs qui veulent un vin blanc ne demandent pas souvent une appellation, ils veulent plutôt un cépage, un chardonnay, un sauvignon... Il y a une question d’accessibilité. Pour les marchés nationaux et internationaux, décliner une marque avec différents prix, de l’entrée de gamme au premium, est visible dans les réussites de Gérard Bertrand et Michel Chapoutier.
Pour soutenir la filière, le réseau bancaire Crédit Agricole déploie-t-il le dispositif de transformation des Prêts Garantis par l’État (PGE) restants dans le vignoble en prêts bonifiés à 2,5 % sur moyen terme ?
On le commercialise bien sûr. Dans nos discussions avec l'État et la profession, nous avons dit qu’il y avait quelques améliorations à apporter dans le dispositif. D’abord, il faut avoir un PGE à rembourser, si vous l’avez déjà fait ou que vous n’en avez pas contracté, vous n’avez pas accès à un prêt bonifié, même si vous pouvez avoir des difficultés. Ça ne nous semble pas très équilibré en termes de traitement. On déploie le dispositif pour tous les clients qui le demandent. On met beaucoup de forces commerciales et d’accompagnement dans la mise en place des dossiers, parce qu’administrativement c’est un peu complexe.
Quel niveau de demandes avez-vous déjà reçu et quelle ampleur attendez-vous ?
Il est important de prendre en compte ce qui va être annoncé par le gouvernement dans les prochains jours, les prochaines semaines. Si les prêts garantis annoncés par le premier ministre, Michel Barnier, ont de meilleures conditions que les prêts bonifiés du PGE, il peut y avoir une attente, des espoirs.
Les Vignerons Indépendants proposent la création d’un pacte de consolidation bancaire, avec une prise en charge des intérêts par l’Etat : est-ce que le Crédit Agricole est favorable à cet outil ?
La question d'abord porte sur le sujet de la garantie. Il faut voir sur qui on la fait porter pour les clients sur lesquels la banque n'est pas capable elle-même de suivre, parce que l’on a des règles prudentielles qui sont relativement complexes. Pour les clients en difficulté, il faut faire des provisions et nous sommes très surveillés par le régulateur, la BCE. C'est vraiment un point sur lequel je tiens à insister. Souvent, on dit que les banques ne veulent pas faire. Non, ce n'est pas vrai, nous avons des règles qui nous sont appliquées : on ne peut pas faire ce que l’on veut. La garantie de l’État permet de prêter à des gens en difficulté avec une capacité qui n’aurait pas été permise par le régulateur. La bonification des taux est un sujet central. Les discussions sont à mener maintenant.