mesure que l’année 2024 avance, de plus en plus de vignobles (français, européens et mondiaux) annoncent envisager des mesures d’arrachage pour rééquilibrer l’offre et la demande de vin. Est-ce toujours une aberration stratégique pour vous ?
Fabrice Chaudier : Il faut d’abord préciser que tous les vignobles n’arrachent pas. Certains pays plantent : l’Italie (dont le président de l’Unione Italiana Vini affirme « nos caves sont vides » et pour qui il n’est pas question de réduire le potentiel de production) comme les pays du Nouveau Monde (Brésil, Inde ou Russie) ou même dans une moindre mesure l’Allemagne (+309 hectares) continuent à accroître leurs surfaces. Ils veulent préserver leur part de marchés ou devenir un acteur qui pèse sur un marché à fort potentiel et qui manque de vin (cf. les données de l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin, OIV).
Il existe donc bien des stratégies différenciées en fonction de l’analyse que chaque pays porte sur le contexte de marché ; ou plutôt, une différence entre ceux qui ont une stratégie collective nationale et ceux qui n’en ont pas. Pour ma part, il ne s’agit pas d’ignorer l’arrachage (notamment temporaire et/ou de transition) mais de considérer avant toute décision, que l’équilibre offre - demande ne fonctionne pas.
Jean-Marie Cardebat : Le terme d’aberration est clairement exagéré. C’est une caricature de résumer la position que j’ai pu exprimer à cela. Cette question appelle donc une réponse détaillée, réfléchie et dépassionnée. L’arrachage est un moyen de régulation pour trouver un équilibre offre-demande. Il peut être utile dans une logique de plan social pour des exploitations en très grande difficulté. Mais à une échelle macroéconomique, l’arrachage peut aussi avoir des effets délétères comme je l’ai toujours dit. Cette solution, très médiatisée en France, me pose en fait deux problèmes.
Le premier tient au lien qui existe entre la production et la consommation. Nos études (premier baromètre de la consommation mondiale de la Chaire INSEEC Vin & Spiritueux & Vinotracker) montrent une relation de causalité allant de la production vers la consommation. Cet effet est mécanique, moins il y a de vins sur le marché, moins il y a de consommation. L’arrachage solutionne à court terme un déséquilibre offre-demande, mais il contient en germe la source d’une future baisse de la consommation (avec un délai de 2 à 3 ans) et donc d’un futur déséquilibre. Créer de la rareté, c’est augmenter le prix pour un même produit, qui n’offre rien de plus au consommateur. Cela ne peut pas fonctionner. Faire augmenter le prix doit correspondre à une vraie montée en gamme, pas à une stratégie de réduction de quantité disponible. Rappelons que le vin n’est pas un produit de première nécessité, c’est un produit substituable. Donc si son prix augmente pour des caractéristiques identiques, le consommateur va se détourner.
Le second problème vient du fait que la volonté d’arracher 100 000 hectares repose de fait sur un constat de crise structurelle. Les consommateurs se détourneraient durablement, définitivement, du vin. Je trouve ce constat trop monolithique. Il est impératif d’amener de la nuance avec plus de recul historique et plus de détails dans l’analyse "produit". Car la baisse mondiale est récente sur une échelle de 30 ans et qu’elle concerne essentiellement le vin rouge. La lecture des chiffres de consommation indique que la consommation mondiale baisse depuis 2017-2018. Principalement sous l’impulsion de la Chine, puis dans la plupart des marchés matures avec l’arrivée du Covid en 2020, suivi d’une période inflationniste forte en 2021-22. Il existe donc une dimension conjoncturelle à la baisse actuelle de la consommation. Le travail d’un économiste est d’évaluer dans quelle mesure la baisse de consommation de ces dernières années peut s’expliquer par la dégradation des variables macroéconomiques. C’est ce que nous tentons de faire dans le baromètre de la consommation mondiale précité. Nous avons fait des prédictions de consommation pour 2024 et 2025 (à l’échelle mondiale, mais nous sommes en train de les décliner à des échelles nationales pour les grands marchés) sur une base conjoncturelle. Si les prédictions surestiment la consommation constatée (on verra avec les chiffres 2025 de l’OIV), c’est qu’il y a une dimension structurelle de changement d’attitude des consommateurs par rapport au vin. Mais la décision structurelle d’arrachage ne peut pas être prise sans une étude approfondie des causes actuelles de la crise. Utiliser un outil structurel pour résoudre un problème conjoncturel n’est évidemment pas approprié et c’est en cela que je parle de possibles effets délétères.
D’ailleurs, dans les autres pays qui évoquent l’arrachage, je constate des plans nationaux aux solutions multiples, où l’arrachage est moins présenté comme une priorité absolue. J’ai pu assister très récemment (le 2 août dernier) à la présentation du plan stratégique de Wine Australia. L’arrachage n’a pas été évoqué directement comme solution de sortie de crise. Le déséquilibre offre-demande est mentionné dans un des six grands objectifs du plan. Mais le premier point évoqué concernant ce déséquilibre est celui de produire des études visant à évaluer son origine (plutôt trop d’offre, pas assez de demande, les deux et surtout pourquoi). On cherche donc à comprendre finement le problème avant toute chose. Pourtant on arrache dans ce pays. Mais cela reste un choix individuel, souvent pour passer d’une culture à une autre plus profitable sur le moment. Ce sont des calculs économiques de rentabilité que font les entreprises du secteur. Finalement, avant des mesures collectives de grande envergure, ils essaient d’abord de comprendre les origines de la crise, car ils estiment justement que l’accumulation des problématiques conjoncturelles perturbe l’analyse. Cette position me parait raisonnable.
Loin des 100 000 hectares à arracher envisagés par la filière vin, le sondage de FranceAgriMer arrive à un souhait exprimé de 22 200 ha, temporaires et définitifs. Si ses promoteurs indiquent que ces résultats sont à pondérer, ce sondage conforte-t-il votre vision d’un besoin d’arrachage inférieur aux prévisions ?
Jean-Marie Cardebat : Déjà j’aimerais connaître précisément le calcul qui aboutit à 100 000 ha. Des projections ont été faites. On parle de 5 millions d'hectolitres en trop sur le marché et on le traduit, sur la base d’un rendement moyen, en hectares en trop. Ces projections reposent sur des hypothèses qu’il serait intéressant de discuter : quelles sont les différences régionales, les projections de rendement en fonction du climat, les différences selon les cépages, etc. Il faudrait que chacun puisse avoir accès aux travaux des différentes commissions qui ont planché sur ce sujet de l’équilibre offre-demande. On spécule sur l’avenir mais différents scénarios sont possibles. Il existe des différences notables suivant les régions, les types de vins, etc. Il faudrait donc pouvoir regarder tout cela dans le détail et connaître l’évolution du chiffre communiqué (100 000 ha) lorsque l’on fait bouger les hypothèses de départ. Donc évaluer la sensibilité du modèle aux hypothèses, pour le dire autrement.
Quoiqu’il en soit, le sondage de FranceAgriMer révèle manifestement que le ressenti du terrain est différent. Je n’en suis pas surpris. Car cela correspond à ce que j’entends de la part de nombreux professionnels. La vision des acteurs est contrastée sur l’arrachage selon moi. Lorsqu’il y a un déséquilibre offre-demande, on peut agir sur la quantité offerte via l’arrachage, mais aussi sur la demande. Car le fond du problème, c’est l’adéquation du produit avec la demande. Réduire la quantité de vin est une solution de court terme. Si le vin qui ne s’est pas vendu hier ne change pas, il est peu probable qu’il se vende demain. Donc à long terme on aura un nouvel excédent. Que l’on pourra résoudre temporairement par de l’arrachage. Et ainsi de suite… jusqu’à la disparition du vignoble ? Ce raisonnement par l’absurde doit nous faire prendre conscience de l’impératif d’évoluer dans l’offre qualitative de vin. Je crois que tous les acteurs en sont conscients et que c’est ce qu’ils expriment par un chiffre d’arrachage plus mesuré (22 000 ha). L’arrachage est une solution parmi bien d’autres, ce n’est pas LA solution. Elle peut même occulter, par la place qu’elle prend dans le débat public, les autres solutions, souvent plus innovantes et primordiales pour réinventer le vin.
Fabrice Chaudier : Les vignobles français demeurent pour beaucoup familiaux et transmettent la terre de génération en génération. Pour chaque vigneron et vigneronne, arracher un hectare est un renoncement ; être contraint à arrêter son activité reste un échec douloureux. Ce sondage signifie cela, la difficulté à abandonner. Il traduit peut-être aussi l’attente de solutions alternatives à l’arrachage pour s’en sortir.
Pourquoi êtes-vous, à ma connaissance, les deux seuls opposants aussi mobilisés contre l’arrachage, même le négoce s’y étant fait ? La réduction du potentiel de production est-elle devenue pour vous un dogme fataliste de la stratégie vitivinicole face à la déconsommation de vin ?
Fabrice Chaudier : Tout d’abord, je ne me sens pas seul. Sur le terrain beaucoup d’acteurs nous remercient de porter une analyse qui se différencie. Au sein de syndicats ou de fédérations, elle apporte un regain d’optimisme et la volonté de trouver des actions à mener pour s’en sortir par le haut. Elle est relayée par certains élus nationaux. De plus, je le répète, je ne m’oppose pas ; l’arrachage est un outil mais il me paraît être à la fois la solution ultime et celle qui est la moins adaptée au contexte.
Je ne reprendrais pas l’idée de dogme. Mais les filières agricoles françaises sont construites sur l’idée d’un marché régulé par le rapport entre offre et demande, obsolète pour un produit qui n’est plus de consommation courante, alimentaire. Je continue à dire que la déconsommation n’existe pas pour le vin qualitatif, occasionnel, festif ou culturel, celui porté par nos AOC et nos IGP.
Jean-Marie Cardebat : Comme je le mentionnais avant, il n’y a pas unanimité sur l’arrachage. Je trouve les professionnels que je croise très pragmatiques sur cette question en fait. La réponse au sondage en est une preuve. C’est justement ce pour quoi il ne faut pas que l’arrachage devienne un dogme. C’est une solution qui doit rester ciblée, qui a un caractère social, et qui ne doit en aucun cas devenir dogmatique. En cela l’approche australienne de l’arrachage me semble pertinente. Ce n’est pas un tabou, on le pratique quand le calcul économique l’impose, mais la filière sait parfaitement que les solutions de long terme sont ailleurs.
N’avez-vous pas une vision macroéconomique, plus proche de celle d’un groupe international de négoce, déconnectée du ressenti de terrain, de vigneron n’arrivant plus à vendre à des prix décents, n’ayant plus de quoi se nourrir et cherchant un semblant de plan social ?
Fabrice Chaudier : Je n’interviens qu’auprès de vignerons et vigneronnes en caves particulières ou coopératives. C’est pour elles et pour eux que j’essaie depuis 23 ans de comprendre le contexte. La macroéconomie leur donne un recul nécessaire pour bâtir leurs choix personnels ; il est plus efficace de s’inscrire dans une approche maîtrisée du marché plutôt que d’en ignorer les enjeux. Surtout que chacun définit ensuite seul sa stratégie : comme l’a démontré Jean-Marie Cardebat, il n’existe pas de "business model" dans le vin ; mais il faut équilibrer et motiver ses choix pour pouvoir les conduire dans le temps et réussir.
Je rencontre la souffrance, l’incompréhension et la colère de celles et ceux qui n’en sortent pas. Je la partage souvent et je dirais même que c’est à leur destination que je produis gratuitement l’analyse du marché. Je leur propose de ne pas rester seuls face à leurs difficultés. Je ne suis pas dans la polémique ou l’opposition. Ils méritent juste d’être soutenus pour s’en sortir et je n’ai vu ni revendications, ni plans collectifs qui y parviennent ces dernières années.
Jean-Marie Cardebat : Si vous lisez bien mes propos vous verrez que je reste dans mon rôle d’économiste. Donc oui j’ai une vision macroéconomique. Et j’espère qu’elle peut éclairer les décisions stratégiques que doivent prendre tous les acteurs, les grands comme les petits. Tous doivent avoir une vision stratégique. J’entends parfaitement le désarroi de certains acteurs et suis sensible à la nécessité d’un plan social. Auquel cas les outils pourraient être différents si l’on acte un plan social. Là encore il convient que les outils utilisés correspondent aux problèmes identifiés.
Concrètement, que conseillez-vous à un vigneron français actuellement en difficulté économique et ne sachant plus à quel saint se vouer ?
Fabrice Chaudier : Mon véritable travail est d’accompagner les vignerons et vigneronnes dans leur développement commercial ; seule une vente valorisée de leur production permet de bien vivre. Nous disposons d’outils et de techniques pour permettre la maîtrise de ce métier souvent éloigné de leur culture. Quand vous êtes en difficulté, c’est d’autant plus complexe de l’aborder et d’y consacrer l’énergie nécessaire. Je n’ai pas de baguette magique mais on peut résumer les étapes en ‘se sauver’, ‘préserver son outil’ et ‘accroître ses ventes’. Si la situation est grave, on peut se mettre en sauvegarde ou en mandat ad-hoc pour respirer et se donner du temps.
J’aimerais vraiment qu’on les aide par une politique concertée au niveau national : financièrement pour maintenir leur potentiel de production (stockage, distillation) ; pour effectuer une transition qualitative si nécessaire et environnementale afin de faire face aux évolutions climatiques et à la baisse des ressources naturelles comme l’eau ; enfin, pour reconquérir les marchés perdus.
J’ajouterai qu’aujourd’hui nous sommes en plein paradoxe ; on arrache alors que l’on manque de blanc (pourquoi ne pas surgreffer ?), de crémant et à Bordeaux même, de rouge (voir l’exemple de la cave de Blasimon-Espiet-Sauveterre) : alors, tentez de saisir ces opportunités. Et surtout encore et encore, ne demeurez pas seuls pour affronter tant de problèmes.
Jean-Marie Cardebat : Dans le cadre du salon Vinitech qui se tiendra fin novembre à Bordeaux, nous allons éditer un livre blanc sur la mise en marché (avec la chaire INSEEC Vins & Spiritueux). Il s’adressera aux vignerons désireux de réfléchir à la commercialisation de leurs vins dans un environnement qui a changé singulièrement. Nous l’avons conçu, en collaboration avec Vinitech, sous la forme de 10 fiches pratiques qui rappellent le contexte, proposent des actions et donnent des exemples de réussite de ces actions par des vignerons qui peuvent en inspirer d’autres. J’espère que cela pourra donner des clefs à des vignerons en difficultés. Ces fiches se veulent très concrètes et s’adressent à tous les vignerons, pas seulement ceux qui sont en bonne santé financière et peuvent investir.
Toutefois, la planification stratégique est un vrai métier et les vignerons auront sans doute besoin d’accompagnement. Quel programme d’aide existe-t-il à ce niveau ? Si on parle d’aide à la filière, ne faut-il pas intervenir avant que l’arrachage soit la seule issue ? On touche ici à la question sensible de l’utilisation de l’argent public. Si les causes de la crise sont structurelles, alors il faut au plus vite aider les vignerons à se réinventer. Pour cela il faut les accompagner car chaque situation est particulière. Rappelons que les aides européennes et nationales sont largement orientées vers l’amont et donc la production, insuffisamment vers l’aval et l’accompagnement dans la planification stratégique en vue d’une évolution profonde de la mise en marché. C’est dommage. Car, en priorité, je conseillerais à un vigneron en difficulté de se faire accompagner.
Quel scénario envisagez-vous de manière réaliste pour les vins français en 2025 ?
Fabrice Chaudier : Je ne vois pas ce qui va changer tant les décisions prises influent peu la situation : si l’on parvient à arracher, on ne vend toujours pas, donc les stocks s’accumulent et les prix du vrac demeurent trop bas. Je le redis, si l’on avait maintenu notre part de marché du début des années 2000, on vendrait près de 11 millions d’hl supplémentaires à l’export ; parlerait-on alors de crise ? Pourtant dans un tel moment, il n’a jamais existé autant d’exemples de succès, de vignerons indépendants, de structures coopératives comme Anne de Joyeuse, de producteurs - négociants, comment ne pas citer Gérard Bertrand : pourquoi ne les écoute-t-on pas et n’essaie-t-on pas de reproduire partout ce qui fonctionne ? Là est l’espoir pour chacun et chacune, le chemin possible vers un modèle pérenne. On peut enfin souhaiter que toutes ces voix soient entendues par le futur gouvernement pour donner à la viticulture française l’avenir qu’elle mérite.
Jean-Marie Cardebat : Dans notre premier baromètre de la consommation mondiale de vin réalisé par la chaire INSEEC Vins & Spiritueux avec Vinotracker, nous tablons sur une stabilisation de la consommation mondiale en 2024-2025. La baisse liée aux facteurs conjoncturels devrait s’enrayer dans la plupart des grands marchés, excepté le marché chinois. Toutefois, les derniers éléments de conjoncture en provenance des Etats-Unis en ce début août ne sont pas encourageants et les bourses mondiales s’en ressentent durement. Cela montre que les facteurs économiques conjoncturels sont très volatiles. Or, ils impactent significativement la demande de vin. De même, les changements politiques en France pourraient marquer un durcissement de la régulation sur le marché des alcools. Tandis que la géopolitique reste très tendue et que 2025 verra peut-être le retour de Donald Trump et de sa politique étrangère peu lisible. Des facteurs de tensions sur le marché du vin existent donc malgré la baisse de l’inflation et un certain retour à la croissance dans le monde.
Enfin, tout cela ne dit rien sur les changements qualitatifs qui doivent s’opérer pour faire renaitre l’intérêt sur le vin. 2025 sera vraisemblablement une année charnière. 2024 est l’année de la prise de conscience, 2025 devra être celle de l’action. Sur le fond, c’est à dire celle de l’innovation : innovations sur la gamme, à repenser en fonction des moments de consommation, la gamme de produits mais aussi de services ; sur le packaging ; sur la relation client et l’utilisation de tous les outils d’IA pour le connaitre, le capter et le garder ; sur les marchés et la distribution. Il existe beaucoup d’innovateurs dans ce secteur en fait, beaucoup d’entreprises tentent des choses, mais les freins aux changements restent nombreux. J’espère que 2025 marquera un changement d’ère.