Étienne Guyot : D’abord, quand j’ai pris mes fonctions ici, il y a un an, le 31 janvier 2023, j’avais identifié le sujet de la viticulture comme absolument prioritaire. C’est un sujet qui, tout au long de l’année, a conduit une attention de plus en plus grande, le ministre de l’Agriculture est venu plusieurs fois. La viticulture est un tel marqueur dans ce département de la Gironde que l’instruction que j’ai donné aux services de l’État c’est que l’on fasse tout ce que l’on peut pour la filière. On a des situations économiques et humaines difficiles, mais en même temps avec un capital extraordinaire qu’est cette marque Bordeaux. Je veux saluer une filière qui se prend en main : elle a initié une réflexion de stratégie sur le marché intérieur, l’exportation, l’adaptation aux attentes des consommateurs... Il ne suffit pas de dire que l’on va faire de la distillation et de l’arrachage pour les 10 à 15 ans qui viennent.
Pour la cellule de crise, on a d’abord fait un bilan du dépôt de dossiers d’arrachage. Le guichet unique s’est fermé le 20 décembre et on avait fait passer le message : mieux vaut déposer un dossier incomplet, que l’on peut compléter après, que pas de dossier. À l’arrivée, on a 1 209 dossiers déposés pour un peu plus de 8 000 hectares. On est en dessous des 10 000 ha possibles, c’est un signe intéressant. La moitié des demandes porte sur une diversification de l’activité (plus de 500 dossiers pour 4 000 hectares) et l’autre sur la renaturation (plus de 700 dossiers pour 4 000 ha avec mise en jachère ou boisement des parcelles), avec 73 dossiers mixtes. Ce qui n’était pas forcément ce à quoi l’on pouvait s’attendre (on pouvait penser à plus de diversification et moins de renaturation). On sait que l’on pourra passer des dossiers de la diversification vers la renaturation, comme il y aura un coefficient stabilisateur pour la diversification (les demandes dépassant l’enveloppe interprofessionnelle). Quand on regarde la carte de l’arrachage (voir ci-dessous), on voit surtout l’Entre-deux-Mers et les Côtes, avec un peu de demandes en Médoc.
La cartographie des communes où des parcelles sont candidates à l'arrachage sanitaire. Préfecture de Nouvelle-Aquitaine.
Étienne Guyot : Vous avez un certain nombre de personnes qui disent que 10 000 ha ce n’est pas assez. Mais à l’arrivée on est à moins. Où est la réalité ? Nous sommes face à des décisions individuelles. Ce qui est intéressant, c’est que pour la renaturation, l’enveloppe État de 30 millions d’euros pouvant être portée à 38 millions €, on avait évoqué la possibilité d’une deuxième séquence. On a encore cette possibilité d’apporter une réponse dans les prochains mois.
Virginie Alavoine : On consomme à peu près 24 millions € avec ces dossiers. Il y a encore une possibilité. Peut-être qu’une partie des parcelles déclarées à la diversification seront basculées en renaturation au vu du coefficient stabilisateur. Il y a la place pour réouverture le guichet.
Cette sous-consommation témoigne-t-elle des contraintes de la renaturation, avec 20 ans d’engagement en jachère ou boisement ?
Étienne Guyot : Au départ on l’a perçu dans le discours. À l’arrivée, on le perçoit moins dans le résultat. D’un côté on peut se dire que les exploitants qui s’orientent vers la renaturation sont dans une logique d’arrêt de l’activité : cela donne une idée de l’intention de la profession d’arrêter. Ensuite, puisque l’arrachage sanitaire est à 6 000 €/ha, ce sont des sommes qui ne sont pas négligeables et cela a conduit chaque acteur à prendre une décision pour percevoir un pécule important.
Lors de la réunion de crise ce 12 janvier, le collectif Viti 33 s’est inquiété de la possibilité pour les banques de saisir l’aide à l’arrachage sanitaire et d’empêcher le paiement des prestataires…
Virginie Alavoine : Pour qu’il y ait une saisie, il faut qu’il y ait une procédure. En théorie, les entreprises qui sont en procédure ne sont pas éligibles à la prime.
Avez-vous des retours chiffrés sur des arrachages réalisés par les vignerons en dehors du programme subventionné ?Virginie Alavoine : Il y a tous les ans des déclarations d’arrachage et il n’y a pas d’augmentation significative aux Douanes et à FranceAgriMer par rapport aux années précédentes. Il y a toujours des choix d’arracher sans demandes d’aides, comme des gens s’installent sans demander de DJA. On n’a pas de signal à date d’augmentation des projets d’arrachage.
Cette absence de signal pourrait être liée à l’attente du coefficient stabilisateur pour le volet de diversification de l’arrachage sanitaire…
Étienne Guyot : Au 9 janvier, un quart des dossiers est en cours de traitement à la Direction Départementale des Territoires et de la Mer (DDTM), qui a renforcé ses moyens humains (6 instructeurs ne font que ça). Aujourd’hui, on a 10 % des dossiers déposés qui sont complets : l’instruction va être compliquée, il va falloir compléter chaque dossier avec le viticulteur concerné (justificatifs, saisie erronée…). L’absolue priorité est d’aller le plus vite possible pour tenir le calendrier légal (les arrachages seront bouclés le 31 mai 2024).
Virginie Alavoine : C’est pour ça que la DDTM va délivrer des autorisations à commencer les travaux avant la fin d’instruction pour la renaturation (où le risque est faible d’inéligibilité) et la diversification (en misant sur un coefficient stabilisateur estimatif à 75 %, pour ne pas prendre trop de risque). Il faut quand même attendre d’avoir reçu l’autorisation à commencer les travaux.
Étienne Guyot : Vous pouvez alors commencer les travaux avant la notification de l’aide. Cela ne préjuge pas de l’éligibilité finale du dossier. Les autorisations à commencer les travaux arriveront dans les jours qui viennent. Les notifications des aides à l’arrachage de la renaturation, le dispositif d’État, auront rapidement lieu au fil de l’eau pour les dossiers complets et conformes. Pour la diversification, le dispositif du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), on a une notification des aides qui sera faite plutôt en mars, à la fin de l’instruction de l’ensemble des dossiers (pour déterminer le coefficient stabilisateur).
Pour l’arrachage sanitaire, quelles sont les modalités de déclarations administratives ?
Étienne Guyot : Il faudra déclarer à la douane les vignes arrachées.
Pour les vignes actuellement abandonnées sans être arrachées, la préfecture a-t-elle chiffré les surfaces viticoles actuellement en friches ? Quelles sont les perspectives d’amendes administratives aux propriétaires laissant partir en roue libre leurs vignes et contaminer celles des voisins ?
Étienne Guyot : Nous avons le chiffre de 2 000 ha de friches signalées auprès de l’administration.
Virginie Alavoine : La DRAAF a écrit à 400 propriétaires identifiés. Différents outils permettent de donner suite : à la fois administratifs, comme l’obligation de faire les travaux déjà activée par le passé, mais on réfléchit à mettre en place des suites pénales, pour les dossiers qui présentent un risque de dissémination de la flavescence dorée aux autres vignes situées à proximité. Ce serait une première. Pour l’instant ce n’est pas un outil très utilisé.
Étienne Guyot : Il est temps d’utiliser cette possibilité. Ce volet pénal est une procédure qui arrive en bout de chaîne : quand tout a été essayé (courriers, injonctions…). Il faut informer ceux qui ne savent pas et ne pas les désespérer (il y a des solutions d’arrachage).
En parlant d’espoir, lors de l’Assemblée Général du CIVB en décembre dernier, vous évoquiez votre croyance dans l’avenir du vignoble bordelais : comment rester optimiste alors qu’en ce début d’année on entend déjà la crainte de ne pas savoir quoi faire des futurs volumes du millésime 2024 ?
Étienne Guyot : Il faut déjà replacer le sujet dans son contexte national. Et international. C’est une situation qui concerne l’ensemble de la filière viticole, en France et à l’étranger (en Italie, en Espagne, au Chili…). Le dire, ce n’est pas nier le fait qu’il faille aller de l’avant et rebondir, c’est replacer le sujet dans un contexte de diminution de la consommation de vin et de changement du goût des consommateurs. Mais je ne suis pas certain qu’il y ait une désaffection pour la marque Bordeaux, qui est installée dans le paysage. Je suis confiant dans l’avenir de cette marque. Il faut travailler sur l’évolution des produits derrière cette marque. C’est un moment difficile, mais pour autant, Bordeaux n’a pas 1 000 ans d’histoire du vin pour arrêter là. J’en suis persuadé. Il faut repartir de la base, le consommateur, en assurant son modèle économique.
En somme, quand on se regarde, on s'inquiète, quand on se compare, on se rassure ?
Étienne Guyot : Exactement. On est sur un plan d’arrachage bordelais, mais est-ce qu’il n’y aura pas un outil national ? [NDLR : l'arrachage différé est un objectif pour 2024 du ministre de l'Agriculture, Marc Fesneau] Au-delà de la stratégie de filière, ça va être au niveau de chaque exploitation qu’il va falloir s’interroger sur son modèle économique. La Chambre d’Agriculture peut jouer un rôle de conseil et d’analyse. La Mutualité Sociale Agricole finalise un guide de toutes les démarches d’aide aux viticulteurs, que j’enverrai à tous les maires. On essaie vraiment de ne laisser personne au bord du chemin.
Avez-vous des données sur les entreprises de la filière vin en difficulté (phases de surveillance préventive par le tribunal, redressements, liquidations…) ?
Étienne Guyot : Je n’en ai pas. Nous n’avons pas noté de mouvement de fond de difficultés (liquidation, redressement, activité partielle…). Cela ne veut pas dire que cela n’arrivera pas, nous le surveillons de très près.
Des dossiers de fraudes aux vins francisés et d’emploi dans des conditions indignes de vendangeurs ont défrayé la chronique l’année passée, entachant l’image des vins de Bordeaux. Quels sont les objectifs des services de l’Etat pour 2024 sur ces deux sujets épineux ?Étienne Guyot : D’abord de réagir, de ne pas laisser faire et d’être extrêmement réactif. Le sujet de la francisation est classique : il faut que les enquêtes aient lieu, que les instances judiciaires soient saisies… C’est une priorité constante pour les services de la Direction Régionale de l'Économie, de l'Emploi, du Travail et des Solidarités (DREETS). Pour l’emploi saisonnier, on continuera à initier des contrôles sur tout ce qui n’est pas dans les clous. Des instructions ont été données dans ce sens. Et il y a la question du logement des saisonniers. Je serai amené à réunir la profession courant du premier trimestre sur ce sujet.
Dans le Médoc on entend des châteaux critiquer la mainmise des grands crus classés et de leurs gammes élargies sur les achats du négoce bordelais, causant pour eux des situations de concurrence faussée. Est-ce un sujet pour vous ?Étienne Guyot : Je n’ai pas d’élément précis remontés dessus. Nous allons regarder.
* : D’après des analyses économiques de la filière, les ventes de Bordeaux pourraient chuter à 3 millions hectolitres en 2030 (contre 5,5 millions hl en 2012 et 4 millions hl en 2022). Une réduction des commercialisations impliquant de diminuer le potentiel de production de 30 000 ha d’après certains calculs.