arder les lies d’un millésime pour les incorporer au suivant : l’idée peut paraître contre-intuitive. Pas pour Kyriakos Kynigopoulos. Cet oenologue, fondateur du laboratoire Burgundia oenologie à Beaune (21), conseille ce procédé depuis plusieurs années, mais uniquement pour les blancs [lire encadré].
Premier objectif : arrondir les vins. Matthieu Boisseau, directeur technique du domaine FL à Rochefort-sur-Loire (49), utilise la technique depuis 4 ans pour ses chenins de garde, des vins qu’il vend entre 20 et 50 € le col. Depuis, il leur trouve « plus de matière en bouche », même si la différence « reste assez subtile ».
Même constat d’Alexandra Pascal, copropriétaire du domaine Jean Pascal et Fils à Puligny-Montrachet (21). « J’ai commencé en 2021, explique-t-elle. J’ai apporté des lies du millésime 2020 qui avait été très chaud aux moûts de 2021 qui étaient un peu vifs. Ca a apporté de l’onctuosité et de l’élégance. Depuis, je continue. D'autant que j'aime garder une belle acidité en vendange. Je n’utilise que les lies les plus fines. En moyenne 20 % du volume de lies. Depuis, je vois aussi moins de défauts d’oxydation ou de réduction. Et la stabilité protéique de mes vins s’est améliorée ce qui m’a permis de me passer de bentonite sur certaines cuvées de 2023. »
Quant à Emmanuel Hautus, directeur d’un domaine à Pernand-Vergelesses (21), il utilise des lies pour ces mêmes raisons, ainsi que « pour gommer un boisé trop marqué ou combler un creux en milieu de bouche ».
Si Alexandra Pascal ensemence régulièrement toutes ses cuvées, Jean-Pierre Latour, vigneron à Meursault (21) est plus regardant. « Pour moi deux conditions doivent être réunies : que le vin de l’année N en ait besoin et que les lies du millésime N-1 soient adaptées à ce besoin. Exemple : si on a une vendange un peu altérée qui implique de débourber serré et que les lies du millésime précédent sont magnifiques, alors elles peuvent compenser. »
Du même avis, Emmanuel Hautus conseille de « se décider cuvée par cuvée, en fonction de la dégustation ». Pour qu’on puisse réutiliser des lies, « il faut qu’elles proviennent de belles cuvées », souligne-t-il. Ce vigneron pratique un examen gustatif et visuel avant de décider. Examen nécessaire afin d’éviter « tout problème de réduction, d’amertume ou de boisé trop marqué, et de manière générale tout défaut qu’on risquerait d’intégrer au millésime suivant », précise Jean-Pierre Latour, qui a eu certaines lies réduites avec le millésime 2022. « Bien sûr, nous ne les avons pas gardées », dit-il.
Alexandra Pascal détaille sa méthode pour ne prendre que des lies très fines : « on soutire nos fûts de blanc, en fin d’élevage, avec une canne. Quand arrive la lie, on la dirige vers une petite cuve inox et on arrête dès qu’elle devient grossière. » Pour sa part, Matthieu Boisseau retourne ses fûts sur un récipient. « Les lies fines tombent dedans, et les lies grossières restent naturellement collées au fût », assure-t-il.
Nos témoins stockent leurs lies dans de petites cuves à plafond mobile. « Rapidement, le vin surnage en surface. C’est cette partie liquide que l’on peut analyser au labo, si besoin. Il faut la garder pour fluidifier l’ensemble au moment d’incorporer », indique Kiriakos Kynigopoulos.
Les précautions de conservation dépendent du délai entre prélèvement et incorporation. Pour tous nos interlocuteurs ce délai est relativement court. Matthieu Boisseau soutire ses grands vins juste avant les vendange et incorpore leurs lies au millésime suivant pendant la fermentation alcoolique de ce dernier. Ainsi, « les lies restent en cuve une semaine, deux maximum, et elles n’ont pas le temps de s’abimer. Pas besoin de les sulfiter, ni de les analyser ».
Le plus souvent, Emmanuel Hautus ne laisse pas non plus traîner les choses. Mais il intervient à un tout autre moment. Ce vigneron ne produit que grands crus qu’il élève pendant 18 mois. Il les soutire au 15eme mois, en décembre de l’année suivant la récolte. « Si j’incorpore au millésime suivant dans la foulée du soutirage, pas besoin de sulfiter les lies. Par contre si je ne les utilise pas tout de suite, alors j’ajuste le SO2 à environ 2 cl/hl ».
Alexandra Pascal qui soutire ses vins courant juillet et qui rajoute les lies aux moûts du millésime suivant est amenée à les conserver plusieurs semaines. Elle fait donc très attention. « On sulfite d’emblée à 2cl/hl. Puis on analyse le SO2 libre, le SO2 total et l’acidité volatile. On réajuste ensuite le sulfitage en fonction du résultat. » Avant de les incorporer, elle analyse à nouveau ces paramètres de base. Pour Kyriakos Kynigopoulos, « on peut ajouter un test PCR pour rechercher des Bretts ».
Quel volume faut-il incorporer ? « Cela dépend de ce qu’on récupère ; remarque Matthieu Boisseau. Mais si possible 1 l/hl ». Chez Emmanuel Hautus, le taux varie entre 1 et 2 l/hl. « Je raisonne fût par fût, en fonction des besoins de chaque vin. » Alexandra Pascal, très satisfaite de la technique, va jusqu’à 2 l/hl. Quand les lies sont gardées longtemps, « mieux vaut les mélanger au vin surnageant avec un fouet avant de les utiliser, conseille Kyriakos Kynigopoulos, Alors l’ensemble blanchit et les lies sortent de leur état dormant, gagnant en fraîcheur ».
Si l’on en juge par la pratique de nos interlocuteurs, il n’y a pas de moment idéal pour l’incorporation. Si Alexandra Pascal le fait sur moût, Matthieu Boisseau attend « que la fermentation alcoolique soit bien partie » et Emmanuel Hautus intervient toujours longtemps après la fermentation alcoolique puis qu’il soutire ses vins en décembre de l’année suivant la récolte après quoi il incorpore les lies au millésime suivant « à différents moments, en fonction de résultat de la dégustation de chaque fût ».
Kyriakos Kynigopoulos, fondateur du laboratoire Burgundia oenologie à Beaune (21) explique : « Dans les années 1990, des recherches effectuées avec des confrères nous ont appris que l’autolyse des levures était un processus très long. Nous en avons donc déduit que les lies avaient encore des éléments à délivrer, longtemps après les fermentations. Or ces éléments ont de nombreux bénéfices pour le millésime suivant : apport de volume en bouche, source d’azote pour la fermentation alcoolique, effet antioxydant, élimination de faux goûts… J’ai donc commencé à recommander l’utilisation des lies à mes clients pour les blancs, mais pas pour les rouges avec lesquels risque Brett est trop élevé. En Bourgogne, certains les utilisent surtout pour leurs grands crus ; en Languedoc ou en Italie, on s’en sert pour des milieux de gamme. La réutilisation des lies n’entraine aucune dépense. La seule condition, c’est que le vin auquel au rajoute des lies soit assez acide, sinon il devient trop riche. »