Jérôme Despey : Nous avons une filière viticole qui est très hétérogène dans ses situations économiques et ses marchés. En Champagne, Bourgogne, Alsace, Centre Val de Loire la situation est bonne, même si l’on peut entendre des difficultés qui commencent à poindre. À Bordeaux, dans le Sud-Ouest, en Occitanie, en Vallée du Rhône et en Provence les difficultés sont plus fortes, avec des gradations et des causes différentes (éléments conjoncturels comme structurels). Ce qui est important, c’est de doter la viticulture d’une politique ambitieuse pour son devenir.
Le premier niveau de cette politique offensive est la conquête de parts de marché à l’export : chassons en meute ! Notre but est de conquérir des parts de marché quand la consommation mondiale de vin est stable (voire en légère inflexion ces derniers mois d’après l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin, OIV). Nous devons éviter une diminution de nos exportations en volume, la valeur étant toujours dynamique*. Une politique ambitieuse doit être mise en place pour l’export, en mettant les moyens avec l’Organisation Commune du Marché vitivinicole (OCM vin) et les interprofessions de façon coordonnée, pour que la France garde ses positions et évite la dispersion. Il est urgent de donner un cap aux ambitions de la filière vin.
Face à sa forte déconsommation, le marché français est-il une cause perdue ?
Il n’y a pas de résignation : je me battrai pour que ce ne soit pas une cause perdue. Le marché intérieur est le deuxième niveau d’action. Nous avons déjà un point positif avec l’arbitrage de la première ministre, Elisabeth Borne, qui a entendu raison en annonçant qu’il n’y aurait pas d’augmentation des droits d’accises sur les boissons alcoolisées. Le seul objectif de cette fiscalité comportementale était d’accentuer la déconsommation. C’est bon ! Ça fait soixante ans que l’on perd 70 % de la consommation de vin. La déconsommation n’a pas besoin de fiscalité comportementale et de politique punitive, il y a déjà les changements de mode de consommation. On peut avoir une consommation raisonnée, en éduquant : Vin & Société réalisé un travail remarquable.
Pour le marché français, je ne me contenterai pas de dire qu’il y a une baisse de consommation, il faut l’enrayer. La question est de savoir comment avancer avec la Grande Distribution et la Consommation Hors Domicile. Il y a besoin de discuter avec les restaurateurs. Il faut qu’on parle du coefficient multiplicateur : il est anormalement important. Normalement il est à trois, on voit plutôt cinq à six.
Comment rééquilibrer l’offre à la demande, en quantité et qualité ?
Le diagnostic pousse à adapter les vins rouges aux attentes, ce qui va passer par un certain nombre d’adaptations dans les profils, les techniques culturales, les cépages résistants, le packaging, les contenants… Est-ce que la France est capable de passer à l’offensive pour de répondre aux besoins et attentes nouvelles ? Ou est-ce qu’elle restera les bras croisés ? C’est une question de souveraineté. S’il y a un déclin de la production, les importations augmenteront.
Comment répondre aux demandes de restructuration, d’arrachage et de plan social ?
On ne peut laisser tomber personne. Je souhaite la mise en place d’une préretraite. Nous devons accompagner les personnes épuisées qui veulent arrêter après toute une vie de travail. Elles pourraient quitter le métier avec une aide au répit, tout en essayant de favoriser la transmission et la reprise. C’est un élément à travailler ces prochaines semaines, avec le projet de loi de finances et le pacte de loi d’orientation et d’avenir agricole.
Pour réorienter la production des vignobles de rouge, nous devons mettre en place l’arrachage temporaire : une restructuration différée des vignes, avec une aide aux frais d’arrachage et aux pertes de récolte sur au moins cinq ans. Je vais rencontrer sur ce sujet l’unité vin de la Direction Générale de l’Agriculture avec Ludovic Roux, pour Copa Cogeca (Comité des Organisations Professionnelles Agricoles de l'Union européenne et Comité Général de la Coopération Agricole de l'Union européenne). L’outil permettrait de s’adapter aux marchés en retirant des surfaces et permettant de transmettre des autorisations de plantation à des tiers. Nous devons maintenant concrétiser ce dispositif dans l’OCM sans attendre la prochaine Politique Agricole Commune (PAC), qui serait trop tardive par rapport aux attentes.
On entend monter des critiques sur la croissance fixée par l’Europe de 1 % par an des autorisations de plantation nouvelle…
Je les partage. On ne peut pas à la fois vouloir restructurer le vignoble et prendre 1 % par an. Il faut pouvoir en débattre. Ce n’est pas un sujet tabou.
Une autre demande concerne l’ouverture d’un arrachage primé financé sur fonds européens…
Il est hors de question que le financement de l’arrachage définitif utilise les fonds OCM vin. Il y a d’autres crédits pour cela, nous l’avons vu à Bordeaux avec un cofinancement entre État et interprofession. Sur les bases juridiques actuelles, c’est la seule possibilité pour aller vite sur l’arrachage définitif.
Je me battrai jusqu’au bout pour l’arrachage temporaire, qui permet d’adapter la production et conquérir des parts de marché. Pour pouvoir s’adapter structurellement, il faut pouvoir continuer à investir dans des outils de production, dans de la promotion, dans de la replantation… Les fonds de l’OCM vin doivent être majoritairement** utilisés pour accompagner la restructuration et l’investissement.
Comment voyez-vous la vendange 2023 en France ?
La récolte est très hétérogène, à l’échelle des bassins, des départements, des exploitations… Dans l’Hérault que je connais bien, je suis très préoccupé par la sécheresse. Le différentiel de rendement est de 50 % entre les vignerons qui ont la capacité d’irriguer et ceux qui ne l’ont pas. Il faut un grand plan de prévention des aléas climatiques. Pour le manque d’eau, arrêtons le dogmatisme sur les retenues hivernales où certains préfèrent que l’eau parte à la mer plutôt qu’elle soit stockée. Si l’on n’avance pas sur ces projets, on va perdre des vignes. On en a déjà qui crèvent. Dans le même temps, on voit des excès d’eau. Je pense à Bordeaux notamment. Il n’y a pas de solutions qui est portée aujourd’hui pour assurer les dégâts de mildiou à cause des excès d’eau. On ne pourra pourtant pas laisser des gens au bord de la route.
Face à la succession d’aléas climatiques, l’assurance récolte ne se déclenche pas à cause du référentiel de la moyenne olympique. Il faut que le ministre de l’Agriculture sorte de l’annonce des réflexions pour faire changer le dispositif. On doit parler de potentiel de production réalisable sur une parcelle, quantifiable sur des dires d’experts et indemniser les agriculteurs en cas d’aléas.
Le projet de réglementation européenne sur la réduction durable des phytos (règlement SUR) semble être un autre obstacle à la pérennité du vignoble avec son objectif de réduction de 50 % des pesticides d’ici 2030 pouvant causer 28 % de pertes de rendements dans le vignoble.
Soyons clair, il n’y a pas de double discours de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA, dont Jérôme Despey est le premier vice-président). Nous demandons au ministre de l’Agriculture de prendre une position ferme, comme le demande Jérôme Bauer, président de la Confédération Nationale des producteurs de vins AOC (CNAOC, voir encadré). Nous nous opposons à l’approche de la Commission Européenne : il est hors de question de sacrifier un secteur de production parce qu’il serait moins stratégique qu’un autre. On parle beaucoup de planification environnementale actuellement. On va bientôt avoir un test des propos de la première ministre sur l’absence d’impasse. Des difficultés peuvent exister, y compris pour le cuivre et le soufre dans la vigne. On verra aussi sur le glyphosate s’il y a réhomologation comme le préconise l’Agence Européenne de sécurité des aliments (EFSA). J’attend que la France réhomologue le glyphosate… Passons des paroles aux actes. On ne peut plus charger la barque des viticulteurs, comme des agriculteurs. On se met des boulets aux pieds de notre compétitivité.
* : Face à des replis de 1 % de la valeur et de 8 % des volumes des vins et spiritueux français exportés ce premier semestre 2023, « ces chiffres interpellent. Surtout en volume, avec des replis importants aux États-Unis » pointe Jérôme Despey.
** : « majoritairement, car la conjoncture nous a poussé à mettre des moyens sur la distillation, le stockage… » précise Jérôme Despey.
Sur la même longueur d’onde, Jérôme Bauer ne cache pas son mécontentement face aux déclarations du ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, concernant le réglement SUR : critiquer la vision de la Commission Européenne, tout en martelant le besoin de réduire les phytos et de développer des nouvelles techniques génomiques d’obtention variétale, les NGT. « Cette position n’est pas claire, on ne peut pas se satisfaire de son discours. Il ne faut pas se retrouver dans une impasse. Interdire sans alternative, c’est de la folie furieuse » pointe le vigneron alsacien, qui pointe les travaux alarmants d’anticipation de retrait sur le cuivre et le soufre, ainsi qu’une approche extensive des zones sensibles ne pouvant être traitées. « Il faut devenir pragmatique. Soit en France on tient à la viticulture et on la défend, soit on n’y tient pas. On ne peut pas jouer sur les deux tableaux. On a besoin d’une défense claire du ministre » conclut Jérôme Bauer.