Les professionnels demandent une reconduction du dispositif d’arrachage national, soutenu par l’État et la mise en place d’une aide à la distillation » annonce un communiqué de la préfecture de Nouvelle-Aquitaine faisant le bilan du conseil de bassin viticole Bordeaux-Aquitaine qui s’est tenu ce 4 juin dans la capitale girondine. Après l’assemblée générale du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) affirmant ce 28 avril le besoin d’envisager un nouveau plan d’arrachage, le troisième, voici l’émergence d’une nouvelle demande de distillation de crise, la troisième*.
3 700 ha de vignes intéressées
Un couplage impératif pour Jean-Samuel Eynard, le président de la Chambre d’Agriculture de Gironde (CA33). « Il faut lier arrachage et distillation pour avoir un effet sur le prix des vins » explique le vigneron des côtes de Bourg, pointant que « la déconsommation s’amplifie à un tel rythme que les arrachages et les distillations ne vont pas assez vite pour rétablir l’équilibre ». Lancé fin mai par la Chambre d’Agriculture, le sondage sur les besoins d’arrachage enregistre déjà 3 700 hectares de vignes potentiellement candidates chez 400 viticulteurs. Aucun chiffre n’est avancé sur le possible besoin d'envoi aux chaudières des distilleries.
Les conditions d’arrachage n’étant ni connues, ni communiquées, ces premières déclarations d’intention d’arrachage sont à prendre avec des pincettes prévient Stéphane Gabard, le président des AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur, qui confirme qu’« au vu des projections de commercialisation, de la pyramide des âges inversée, de la conjoncture actuelle, il y a aura surement besoin d’arrachage supplémentaire ». Le viticulteur de Galgon précise que si les arrachages se concentrent actuellement sur l’appellation régionale (où les chiffres de commercialisation sont supérieurs à la production, mais où le coefficient de stockage reste élevé à 17 mois), il y a désormais des besoins sur d’autres zones girondines (où les coefficients de stockage se dégradent vite). Avec des « chais pleins, beaucoup de viticulteurs nous sollicitent pour savoir comment faire rentrer les vendanges (par manque de trésorerie et de place). On acte le besoin de nos adhérents » rapporte le président de l’Organisme de Défense et de Gestion (ODG).


Malgré une vendange 2024 historiquement basse en Gironde (après une récolte 2023 déjà très réduite), le marché ne se tend pas et les surstocks ne disparaissent pas alors que des vendanges précoces s'annoncent. « Force est de constater que nous serons en difficulté, malgré les plans d'arrachage, pour commercialiser la totalité de notre production, ce qui entretiendra le déséquilibre entre offre et demande et les prix bas, alimentant ainsi la spirale des difficultés de nos entreprises » confirme Jean-Marie Garde, le président de la Fédération de Grands Vins de Bordeaux (FGVB) dans son dernier édito de l’Union Girondine (le mensuel de la FGVB).
Mais pour le vigneron de Pomerol, « il ne faudra plus compter sur les aides à l'arrachage au vu de la situation financière très dégradée de l'État, alors que les enveloppes européennes ont été très largement consommées par les deux dernières vagues d'aide à la distillation ». Ce qui ne laisse comme outil à disposition des vignerons que l’arrachage par eux-mêmes : « pour réduire nos charges d'exploitation, chaque viticulteur devra, dans la mesure du possible, adapter sa capacité de production à ce qu'il sait vendre et valoriser. Nous n'avons pas d'autre choix pour le moment » prévient-il, avec l’espoir que « le passage de la durée de vie des autorisations de replantation de 5 à 8 ans, annoncé pour 2026, permettra de préserver notre capacité à rebondir dès que nous aurons retrouvé un équilibre de marché » indique Jean-Marie Garde.
Cumul gagnant
« Si on ne le demande pas, on ne risque de l’obtenir. Par expérience, il y a beaucoup choses que l’on nous explique être impossibles qui deviennent possibles lorsque la situation est grave » pondère Stéphane Gabard, qui en veut pour preuve les dernières distillations de crise, mais aussi les campagnes d’arrachage sanitaire et d’arrachage sur fonds Ukraine… Précisant que de possibles couplages entre distillation et arrachage sont à étudier, le président des Bordeaux note qu’il y a un besoin, et pas qu’à Bordeaux, des deux outils de régulation : « la distillation en continuant à produire tout autant est sans doute une hérésie. Et l’arrachage simple met du temps avant d’avoir un effet. Nous avons été parmi les premiers à dire qu’avec la distillation on a brulé beaucoup de budgets nationaux et européens pour quelque chose qui ne fonctionne pas. »
Jean-Samuel Eynard plaide également pour une action couplée d’arrachage et de distillation dès que possible face aux difficultés économiques, à la fois collectives et individuelles. « Chez des gens, force est de constater que l’on a pu distiller 50 % des millésimes 2021 et que les 50 % restants sont toujours en cuve. Avoir des lots inadaptés pèse sur le marché. Il y a encore du 2021 en stock, dans les caves coopératives ou particulières » pointe-t-il, notant que l’assemblage autorisé de vin en vrac jusqu’à la proportion de 15 % de 2021 et 85 % de 2024 pour produire un millésime 2024 ne va pas permettre d’obtenir des produits dans le marché : « ça va très mal se diluer avec des 2021 commençant à faner, ce n’est va avec ça que l’on va séduire de nouveaux consommateurs. » Et espérer revaloriser les cours des vins, toujours bien trop loin des coûts de production (910 € le tonneau de Bordeaux rouge conventionnel et 1 560 € en bio sur le mois de mai d’après l’interprofession, le CIVB).


Mais avant d’imaginer de nouvelles campagnes d’arrachage et de distillation (qui pourraient être envisageables réglementairement si le paquet vin passe cette fin d’année à Bruxelles), « il reste à créer l’adhésion des autres secteurs viticoles français » note Jean-Samuel Eynard, soulignant qu’il ne faut pas trop tarder : « entre le moment où le besoin se fait sentir, celui où les viticulteurs osent le dire, celui où les responsables osent s’en saisir… Il y a temps de latence trop grand. Bordeaux est loin être parfait, mais on ose mettre le sujet sur la table. » Un point crucial dans toute demande d’arrachage et de distillation restant les modalités de financements. « Trouver les fonds, ce n’est pas la plus mince affaire » reconnait le vigneron bordelais, pour qui l’État s’y retrouverait pourtant rapidement : « notre problème n°1, c’est le prix de vente. Avec une distillation, Bercy retombera vite sur ses pattes si l’on passe d’un prix minimum de 650 à 700 € le tonneau à 1 200 €. Ce ne seront plus les mêmes recettes. L’argent investi dans la distillation serait vite rentabilisé. »
OCM vin
Le président de la Chambre d’Agriculture évoque une autre possibilité de financement : piocher dans les fonds européens de l’Organisation Commune du Marché vitivinicole (OCM vin) : « on peut se poser la question de la légitimité à mettre des millions d’euros dans la modernisation de chais et équipements pour ne pas arriver à vendre tout ce que l’on produit. Faut-il continuer à mettre autant dans la restructuration pour remplacer de vieilles vignes à potentiel de production moyen par de jeunes vignes à plus haut rendement ? » Lors du conseil de bassin, la préfecture rapporte « un bilan des dispositifs d’accompagnement pour le soutien à la promotion des vins, la restructuration du vignoble, l’investissement dans les chais et la distillation des sous-produits (hors distillation de crise) totalisant près de 40 millions € en 2024 sur le bassin ».
Constatant que la répartition de l’OCM vin a un effet « d’eau tiède », Stéphane Gabard pense aussi qu’« il faut plus d’autonomie pour orienter régionalement tout ou partie des budgets sur les méthodes de régulation. On ne remet pas en question les piliers de la promotion et de la distillation des sous-produits, mais pour construire le vignoble d’avenir, il faut investir et restructurer, mais aussi assainir l’économie. On ne peut pas garder des fermes en difficulté sans agir. De manière ponctuelle, il faut pouvoir utiliser les fonds OCM pour la régulation. »


Si le prix du vin est le sujet prioritaire**, Jean-Samuel Eynard regrette l’absence de mise en œuvre des demandes portant sur la révision de la loi Egalim intégrant les coûts de production dans les contrats avec l’amont (un temps promis pour l’été), la création d’Organisation de Producteurs (OP) pour structurer l’offre de vin en vrac (mais suscitant les débats), les prix d’orientation pour les vins bio et HVE ou la recommandation de prix pour les vins AOP et IGP… « On a ouvert beaucoup de pistes, mais rien ne se concrétise pour l’instant. Les viticulteurs qui ont la corde au cou, qui se serre de plus en plus, avaient déjà besoin de réponse hier, pas demain » soupire le vigneron bordelais. « À court terme, notre priorité reste la mise en place d'un outil de régulation du marché, qui passera par une évolution de la loi Egalim » indique Jean-Marie Garde dans son édito. « Les outils Egalim et OP ne peuvent fonctionner pour retendre les prix que sur un marché à l’équilibre » indique Stéphane Gabard, notant qu’avec les petites récoltes 2023-2024 et l’arrachage 2023-2025 « on pensait retrouver un équilibre, mais on n’arrive pas à se dégager des stocks persistants. Les opérateurs demandent d’assainir les stocks et de redynamiser le marché. »
* : Bordeaux a récemment bénéficié de deux plans d’arrachage (celui sanitaire régional à 6 000 €/ha en 2023-2025 et celui définitif national à 4 000 €/ha en 2024-2025). En ajoutant les arrachages volontaires (permettant de conserver les autorisations de plantation), la préfecture estime que les surfaces viticoles girondines ont diminué de 15 % entre 2023 et 2025 (-18 000 hectares de vignes). L’ensemble de la filière des vins français a bénéficié de deux distillations de crise : d'abord en 2020 pour le covid dotée en deux phases de 211 millions € pour 2,6 millions hl (58 €/hl pour les vins de France et 78 €/hl pour les vins AOP et IGP), puis en trois vagues de 2023 à 2024 suite à la guerre en Ukraine et à la crise d'inflation avec un budget de 200 millions d’euros pour 2,7 millions hl (45 €/hl pour les VSIG, 65 €/hl pour les IGP et 75 €/hl pour les AOP, +5 €/hl pour les opérations de collecte et de distillation).
** : Le président de la Chambre ne cache pas sa prudence sur le volet de la diversification et de l’innovation. « Certains ont beaucoup d’espoir dans les vins sans alcool/désalcoolisés ou la production de blanc/de crémant à la place de rouge. Mais on voit bien que les déséquilibres de marché vont très vite. »