n pavé de 240 pages dans la mare. Mort et renaissance du vin de Bordeaux : chroniques d’un naufrage, le vignoble réinventé pose le titre du dernier ouvrage du journaliste Sébastien Darsy (Sud-Ouest). Parues aux éditions le Bord de l’Eau (20 €), ces annales des sombres heures bordelaises tiennent de la dissection post-mortem dans son premier volet. Sont notamment énumérées les successions d’affaires sanitaires liées aux phytos viticoles (les analyses de pesticides agricole dans les cheveux du 19 février 2013 par Générations Futures dans le Médoc, l’affaire des malaises et de l'évacuation le 5 mai 2014 de l’école de Villeneuve de Blaye*, l’étude du 25 août 2015 de l’Institut de Veille Sanitaire sur les phytos viticoles et des cas cancers chez des enfants de l’école de Preignac…), leurs échos médiatiques (livre et documentaire Vino Business d’Isabelle Saporta en 2014, émission Cash Investigation d’Elise Lucet en 2015…) et leurs conséquences politiques : de la déclaration du 25 avril 2016 de Bernard Farges, alors président du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) que « la filière a pour objectif la diminution forte, voire la sortie, de l’usage de pesticides », à la saga judiciaire de l’interprofession poursuivant en 2020 pour dénigrement l’association Alerte Aux Toxiques (AAT) et sa porte-parole Valérie Murat (ayant perdu en première instance, l’association et sa porte-parole viennent de faire appel).
« En quelques années, une prise de conscience s'est opérée quant à la dangerosité des pesticides de la vigne » résume Sébastien Darsy, ajoutant qu’« un malheur ne venant jamais seul, la filière du vin de Bordeaux commence aussi à subir une désaffection des consommateurs qui se tournent vers d'autres vins. Ce que résume l'apparition d'un concept inédit : le "Bordeaux bashing" ». D’abord apparu pour blâmer la politique tarifaire des grands crus de Bordeaux au début des années 2010, le terme s’est étendu à une critique de la parkerisation des vins bordelais (exacerbation du boisé, des maturités, des tannins…).
« N'en jetez plus ! À l'issue de la décennie 2010-2020, Bordeaux tombe violemment de son piédestal. Son modèle viticole se retrouve dans une impasse, son image s'est dangereusement détériorée » résume Sébastien Darsy, pour qui « du côté des tenants de pratiques "conservatrices", on crie à l'injustice : "Pourquoi s'acharner sur Bordeaux ?" A contrario, chez les châteaux et domaines atypiques ayant précocement misé sur l'agriculture biologique et une redéfinition gustative du vin, l'heure est au beau fixe : leurs bouteilles sont plébiscitées. » Une vision qui semble désormais idéalisée. Rattrapant son retard, la Gironde est devenue le premier département viticole bio, mais son développement accéléré laisse peser des incertitudes sur la résilience des nouveaux convertis. L’inflation pesant sur la consommation volumique du bio, les cours ne sont plus si valorisés pour le vin en vrac, témoignant que la bio n’est pas une fin pour assurer la commercialisation et la demande, mais un moyen pour ajouter à la différenciation et à l’attractivité de l’offre. Archivant les coups du sort tombés sur le vignoble bordelais, l’ouvrage n’est pas sans présupposés que certains vignerons conventionnels jugeront moralisateurs : « en embrassant l'industrie de la chimie et la standardisation, les producteurs de vin de Bordeaux ne se sont-ils pas fourvoyés ? » Mais pour l’auteur, l'approche culturale (pour ne pas dire culturelle) du tout-chimique aboutit à une « "industrialisation du vignoble" [qui] l'a conduit à la catastrophe » : le besoin vital d’une campagne d’arrachage. Et la nécessité de créer un nouveau modèle durable.


Mettant en avant « des vignerons clairvoyants, avant-gardistes, authentiques et valeureux, soucieux de leur terroir et humbles face à la nature », Sébastien Darsy cite aussi bien le consultant iconoclaste Stéphane Derenoncourt que le néovigneron japonais Osamu Uchida, ou le collectif Bordeaux Pirate… Et de nombreuses figures de la biodynamie : Jean-Michel Comme, Nicolas et Corinne Despagne, Alain Moueix... Sans oublier le « père de la biodynamie bordelaise » : Paul Barre, appliquant à Fronsac les préceptes du précurseur François Bouchet dans les années 1990. N’ayant pas fait pas l’impasse sur la question du cuivre dans la viticulture bio, l’ouvrage n’évite pas la question de l’ésotérisme en biodynamique. Aux critiques et moqueries, Paul Barre rétorque que « mettre de l'achillée dans une vessie de cerf (une préparation visant à améliorer la vie microbienne du fumier), certes, cela peut paraître bizarre mais ce n'est pas caché. Alors que quand on achète des produits phytosanitaires, on ne sait pas ce qu'il y a vraiment dedans comme composants. Qui sont les croyants ? Ne serait-ce pas les viticulteurs conventionnels qui ne savent pas ce qu'il y a dans leurs produits ? »
« Atouts minorés du vignoble, ces créateurs, ces visionnaires, ces travailleurs acharnés, ces chercheurs ont sauvé la crédibilité des bordeaux » estime Sébastien Darsy, pour qui « le point commun entre [ces] vignerons bordelais visionnaires est d'avoir des volumes de production plus bas que ce qu'ils pourraient produire. Ils ont choisi de faire moins et mieux. Cette éthique antiproductiviste s'est d'ailleurs totalement retrouvée en cohérence avec la tendance sociétale de la baisse continue de la consommation française de vin. » Ce qui n’est pas sans rappeler la sucess-story des vins de garage : « des petites surfaces exploitées dans des terroirs généreux avec des moyens réduits par des vignerons-artisans ingénieux et inspirés peuvent donner naissance à de très grands vins... Sans bénéficier pour cela de bel historique. »
* : Affaire révélée dans Sud-Ouest par Sébastien Darsy et Jérôme Jamet.