’est une photo qui marque les esprits dans la filière vin : une bouteille sans alcool apparemment troublée par un développement microbien. Partagée par le docteur Ramón Mira de Orduña Heidinger sur Linkedin, cette image représente selon lui un « épais mycélium blanc flottant dans l’un des vins - probablement un champignon du genre Mucor ». Chercheur spécialisé en œnologie pour l’institut de Fribourg-en-Brisgau (Allemagne) et l’école polytechnique de Zurich (Suisse), le docteur Ramón Mira n’a pas donné suite aux sollicitations de Vitisphere, mais indique sur son billet en ligne que « pour le succès ultérieur de ces produits, et pour éviter de nuire aux consommateurs, il est plus qu’essentiel que les vignerons mettent à jour leurs connaissances et leurs compétences pratiques en matière de stabilité microbiologique et de traitement ».
Une mise en garde qui surprend le producteur de la bouteille de sans alcool épinglée : l’œnologue Fabien Gross, co-propriétaire du domaine Noria (Montagnac, Hérault), qui a récemment lancé la gamme Levin, un jus de raisin lactofermenté sans alcool (ce qui n’a pas manqué de susciter le débat). Indiquant sécuriser sa matrice à l’embouteillage (filtration stérile et pasteurisation a 70°C pendant 90 minutes), réaliser les contrôles microbiologiques nécessaires (pour des populations non détectables de bactéries, levures et champignons) et n’avoir eu aucun retour de clients (« même pas pour un trouble » sur 30 000 bouteilles produites et expédiées depuis le début d’année), Fabien Gross est catégorique : il « confirme qu’il n’y a pas de soucis d’instabilités microbiologiques sur Levin 0 %. Si c’était le cas, il y aurait eu un début de fermentation en bouteille. Car avec 38 g/l de sucre résiduel, les bouteilles auraient explosé (je rappelle qu’il faut juste 15 g/L de sucre en seconde fermentation en bouteille pour créer 5 bars de pression pour un champagne ou un crémant…) ! » Fabien Gross veut bien imaginer un dépôt de matières colloïdales généré par la température, mais pas plus : pour lui la méthode de stabilisation thermique est sure et efficace. L’alternative à la pasteurisation en tunnel étant l’usage du conservateur E242, dicarbonate de diméthyle (DMDC, marque commerciale Velcorin).
Sans le bouclier de l’alcool
« La stabilité microbiologique est encore plus critique si les conservateurs ne sont pas utilisés ou ne sont pas utilisés correctement » plaide justement dans son post le docteur Ramón Mira, pointant que « ce vin est intrinsèquement stable microbiologiquement grâce à sa composition, principalement son faible pH et sa teneur en alcool. Ce n’est pas le cas des vins désalcoolisés ou des produits sans alcool ». L’acidité ne suffisant clairement pas : « le pH ne garantit pas la stabilité microbiologique contrairement à un raccourci qui est souvent fait. Si l’on retire le degré d’alcool, il peut se passer beaucoup de choses sur un vin » résume à Vitisphere le docteur en œnologie Vincent Renouf, directeur général du laboratoire Excell (basé à Floirac en Gironde, qui propose une gamme d’analyses et de conseils dédiées aux boissons no/low). « Il y a des problèmes de microbiologie sur les vins désalcoolisés contrairement à ce que certains peuvent dire » prévient le microbiologiste bordelais, qui appelle les producteurs de vins désalcoolisés à être précautionneux et faire attention face aux risques de refermentation et autres voiles microbiens.
Des risques qui sont loin d’être nuls, comme le chiffre Excell dans une vidéo dédiée. Responsable scientifique et microbiologie du laboratoire Excel, la docteure en œnologie Sara Windholtz indique qu’en 2024 le quart des boissons désalcoolisées analysées par son laboratoire présentent des populations détectables de levures et de bactéries (lactiques et acétiques) avec en moyenne 10 000 Unités Formant Colonie par millilitre. Pour l’œnologue, « ce n’est pas négligeable. Si ça peut se développer, ça peut partir en fermentation (avec production d’alcool et surpression). » Si la majorité des échantillons positifs le sont avec des microorganismes bien connus des œnologues, des contaminants bactériens sont aussi repérés (1,5 % des échantillons sont positifs à des entérocoques 1,9 % à des entérobactéries, tandis que Listeria n’a pas été détectée).
Leveur de lièvre
Ayant été parmi les premiers à alerter sur l’instabilité des vins désalcoolisés (dès le printemps 2023), le laboratoire Excell ne tient pas du pompier pyromane : « notre but n’est pas de faire peur, mais de faire attention » résume Vincent Renouf, qui appelle les opérateurs du sans alcool à repenser leur hygiène en cave, leurs contrôles de germes… « Je recommande de dédier au sans alcool de l’équipement (tuyaux, pompes…) quand c’est possible (pour le matériel et l’organisation) et d’avoir des protocoles plus drastiques » esquisse l’œnologue, estimant que « mettre en marché un vin désalcoolisé sans faire contrôle de microbiologique, ce n’est pas sérieux. » Une montée en technicité devant accompagne la filière en plein essor que partage le collectif du vin no/low.


« L'enjeu de notre collectif est bien de professionnaliser la filière sur ces nouveaux enjeux » confirme Stéphane Brière, le président collectif du vin no/low. Le dirigeant l’agence de conseil B&S Tech soulignant qu’« il est sûr et que le conditionnement du vin désalccolisé demande à la filière de mettre en place des pratiques issues de l'agroalimentaire. On ne s'improvise pas embouteilleur de vin désalcoolisé, sinon on risque effectivement de mettre sur le marché des produits douteux. » Ce qui n’est pas la norme d’après les retours des membres du collectif no/low. « Je n’ai aucune constatation de problème de ce type (voiles, filaments…) depuis mai 2023 (date de mon ouverture) ni en magasin ni remontée par un client » partage le caviste spécialisé Jérôme Cuny (la Cave Parallèle à Nantes), notant que s’il n’a pas été confronté à ce problème, cela « ne veut pas dire qu’il n’existe pas ».
Préconisant les procédures de la pasteurisation en tunnel ou de l’utilisation du DMDC comme étant « deux méthodes qui se détachent pour assurer une stabilité du produit dans le temps (même si des cas de refermentation sont possibles si les procédures ne sont respectées) », Sébastien Thomas , également membre du collectif, pointe que si « d’autres méthodes semblent utilisées (le sorbate de potassium notamment), au dire de différents professionnels, la stabilité n’est pas aussi sûre que pour les deux méthodes citées ». Pour le co-fondateur de la marque sans alcool Moderato, il n’y a pas de risque systémique de déviation pour le vin sans alcool : « si les méthodes sont bien appliquées, ces cas restent très isolés à ma connaissance », alors qu’« il y a en tout cas des précautions et un suivi à faire dans une industrie qui se structure et les différents opérateurs semblent prendre ces éléments très au sérieux ».