oment phare de l’année viticole, la vendange 2024 semble peu enjouée et très résignée dans beaucoup de vignobles éprouvés par le millésime et inquiets pour l’avenir. Ressentez-vous cet accablement ou le pondérez-vous ?
Jérôme Bauer : On ne le dira jamais assez, cette campagne est éprouvante. Je tiens à témoigner de toute ma solidarité à l’égard des entreprises en difficulté parmi les 59 000 exploitations que nous représentons à la CNAOC, que ce soit pour les vins ou pour les eaux-de-vie de vin comme Cognac et Armagnac. Les aléas climatiques se multiplient, la déconsommation se poursuit, la transmission est toujours aussi complexe, les stocks s’accumulent dans les caves et les trésoreries sont de plus en plus tendues…
Si on a l’impression qu’il y a péril à tous les étages (production, commercialisation, consommation), il y a tout de même des raisons d’espérer. La vocation de nos organisations nationales est justement de travailler à un futur désirable pour la filière vin. C’est ce que nous faisons à la CNAOC bien sûr, mais également avec l’ensemble des structures via le plan de filière national. Les Italiens disent qu’"une fois que le bateau a coulé, tout le monde sait comment on aurait pu le sauver", nous avons justement des propositions concrètes et nous comptons travailler main dans la main avec les pouvoirs publics pour enrayer cette crise inédite. Il va falloir faire preuve à la fois de vision et de courage !
Ces derniers mois marquent-ils un tournant dans la crise qui semble désormais toucher quasiment tout le vignoble français (peut-être à l’exception de la Champagne, de la Corse…) ?
À part des vendeurs de rêve, plus personne ne peut dire que la crise n’est pas là. Et elle va encore s’intensifier. Elle a de multiples facteurs (économiques, sociaux, climatiques) et touche presque toutes les régions. Face à ce constat, il y a deux réponses : celle de la filière qui doit balayer devant sa porte, se réinventer. Et celle que peuvent apporter les pouvoirs publics (nationaux et européens) pour aller de l’avant. En priorité, il va falloir aider ceux qui partent, notamment via de l’arrachage définitif aidé, mais aussi ceux qui restent, en trouvant des stratégiques d’adaptation au dérèglement climatique, en créant et développant des débouchés commerciaux, en facilitant la transmission, mais surtout en simplifiant un cadre règlementaire et législatif qui étouffe les vignerons.
Avec la petite vendange qui s’annonce globalement, espérez-vous que les cours repartent enfin à la hausse et que la filière en finisse avec les prix indécents de certaines foires aux vins actuelles ?
Il faut faire plus qu’espérer, il faut agir. Il faut emmener la viticulture vers de la création de valeur : accompagner l’évolution des cahiers des charges pour concilier adaptation au changement climatique, protection et attractivité des indications géographiques (AOC-IGP) vis-à-vis des marchés et des consommateurs. Grâce aux outils de prospectives économiques travaillés dans le plan de filière, nous pouvons structurer la production, encourager la contractualisation et sécuriser les contrats amont et aval pour une juste répartition de la valeur entre négoce et production. Le système d’organisation de producteurs est une option que nous allons expertiser justement pour répondre à ces enjeux.
À cause de la dissolution de l’Assemblée nationale, les propositions législatives de la CNAOC sont restées lettre morte pour Egalim, TODE, la fiscalité des transmissions, la gestion des friches... Faute de gouvernement, le plan de filière n’a toujours pas pu être présenté au ministre de l’Agriculture. Alors qu’il y avait déjà urgence, ce temps perdu peut-il se rattraper ? Quelles sont les mesures prioritaires, conjoncturelles et structurelles ?
La priorité, c’est d’abord de définir une vision stratégique sur le long terme. Préparer l’avenir de la viticulture ce n’est pas rassurer la base avec des promesses, mais définir un cap clair et s’y tenir. Si je prends l’exemple de la transition agroécologie, elle ne pose pas des problèmes techniques en viticulture. C’est pour cette raison que de nombreuses exploitations sont sur des modèles vertueux. Le vrai frein à la durabilité, c’est la lisibilité à long terme que les politiques publiques doivent pouvoir nous donner pour nous laisser le temps de nous adapter. Une sorte de pause règlementaire doit pouvoir suivre, avec des points d’étape dans une optique d’amélioration continue. L’accompagnement et le dialogue sont beaucoup plus constructifs que la contrainte.
Ensuite, il y a évidemment le dossier de l’arrachage de crise qui est une priorité. Les discussions sont déjà bien engagées entre la filière, le ministère de l’Agriculture et la Commission Européenne et nous mettrons tout en œuvre pour que le calendrier du 15 octobre soit respecté, et que les crédits nationaux de 150 millions d’euros soient débloqués. Il y a trois autres dossiers qui peuvent aboutir rapidement et redonner un peu d’air à la profession.
D’abord les vignes en friches, un dossier qui patine depuis trop longtemps. Véritables foyers de maladies dont le mildiou et la flavescence dorée, ces vignes vont représenter un danger d’autant plus grand qu’elles vont se multiplier avec les difficultés économiques à venir. Et sur une année comme 2024, les voisins de vignes en friche ne vont pas nous contredire… Il est indispensable de trouver un dispositif qui permette de répondre à toutes les réalités (successions, indivisions, abandon de fermage, propriétaire récalcitrant ou en grande difficulté financière) et qui soit facile et rapide dans sa mise en œuvre. La Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB) a travaillé sur un modèle très intéressant qui pourrait être dupliqué au national. De notre côté, nous allons relancer le travail avec l’administration (DGAL) et le futur ministre, dès son entrée en poste.
Un second sujet clé pour le syndicat des appellations viticoles françaises, la transmission dans un cadre familial. Nous souhaitons voir une traduction des mesures annoncées par le gouvernement démissionnaire dans le prochain PLF. Nous souscrivons tout à fait à l’instauration d’un Dutreil agricole pour diminuer les droits de mutation en cas de cession intrafamiliale. Nous proposons aussi d’exonérer d’Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI) les terres louées par bail à long terme, d’élargir le périmètre des échanges de biens ruraux éligible au régime de faveur ou encore d’augmenter l’abattement de droit commun pour les donations entre vifs effectuées avant un certain âge. Il faut cesser de considérer nos exploitations comme des outils de spéculation, elles sont notre outil de travail et nous devons pourvoir le transmettre dignement à nos enfants.
Enfin, Egalim est un sujet qui nous tient particulièrement à cœur que ce soit sur l’organisation de producteur, la construction du prix à partir d’indicateurs fiables ou encore la sécurisation des contrats amont et aval. Ce sujet est particulièrement travaillé avec le Comité National des Interprofessions des Vins à appellation d'origine et à indication géographique (CNIV) et l'Union des Maisons & Marques de Vin (UMVIN). Nous espérons aboutir sous peu.
Face à la récurrence des aléas climatiques, nous avons également le sujet de la réforme de l’assurance-récolte qui nous semble essentiel. Avec la prise en compte du Volume Complémentaire Individuel (VCI), la réforme de la moyenne olympique ou encore la prise en compte des maladies cryptogamiques sont autant de sujets que la CNAOC travaille depuis des années. Notre modèle actuel d’assurance repose sur une réalité d’il y a 30 ans, et les viticulteurs ne s’assurent plus car ce n’est plus rentable. Ce sera un des premiers sujets sur le bureau du prochain ministre de l’Agriculture.
Quels sont les leviers mobilisables par les AOC pour aider le vignoble français à se projeter sereinement vers l’avenir ? Simplification des cahiers des charges, accélération de l’innovation, adaptation au changement climatique…
La bonne nouvelle, c’est que face aux nombreux défis de la filière, le cahier des charges reste un des outils le plus pertinent pour expérimenter, innover, aller vers plus de durabilité, répondre aux impératifs de marché, tout en respectant l’origine, la qualité et le patrimoine extraordinaire que sont nos AOC et nos IGP. La directive des Vignes d’Intérêt à Fin d’Adaptation (VIFA), par exemple, a permis à plus de 25 AOC de modifier leur cahier des charges afin d’intégrer de nouvelles variétés et nouveaux cépages pour s’adapter au gel, à la sécheresse et aux maladies. La victoire de la CNAOC sur le sujet « agroforesterie » favorise le développement de pratiques vertueuses pour l’environnement et la biodiversité, sans pénaliser le potentiel de production des nombreux vignerons à l’avoir mis en place.
Plus globalement, on peut faire référence aux dispositions agro-environnementales qui peuvent être intégrées dans les cahiers des charges comme l’interdiction des herbicides, du paillage plastique dans les vignes ou de l’amélioration de l’efficience du matériel de pulvérisation. Il y a aussi les expérimentations menées dans le cadre des Dispositifs d’Évaluation des Innovations (DEI) de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO). Cognac par exemple, qui travaille sur l’alambic du futur (chauffage du vin au moyen d’un échangeur situé sur une boucle externe à l’alambic et chauffé par de la vapeur) ou encore chez moi, en Alsace, où on a fait une demande de DEI pour le bâchage au sol comme alternative au désherbage chimique. Ces exemples illustrent clairement que nos Organismes de Défense et de Gestion (ODG) jouent un rôle essentiel dans les transitions à venir. L'innovation, la création de valeur et la durabilité auront besoin de ces dynamiques collectives sur tout le territoire.
Un proverbe alsacien dit que “ce n'est que quand l'arbre est tombé qu’on peut voir sa hauteur.” Faut-il que la filière vin se délite pour espérer que les pouvoirs publics et politiques se mobilisent concrètement pour sauver ce qui peut l’être ?
Nous ne voulons pas "sauver les meubles", il faut arrêter avec les sparadraps du capitaine Haddock. Au niveau européen, nous attendons beaucoup du Groupe à Haut Niveau auquel nous allons participer via notre fédération européenne (EFOW, la Fédération Européenne des Vins d’Origine). Nous avons de nombreuses propositions concrètes pour la prochaine Politique Agricole Commune (PAC) comme l’enrichissement d’une boîte à outils de régulation des marchés avec des mesures activable en cas de crise (dont l’arrachage), des mesures d’accompagnement dans la transition agroécologique (création d’un fonds de mutualisation à partir de tous les crédits non consommés pour favoriser des pratiques vertueuses) ou encore permettre la croissance à 0 % de certaines AOC et donner la possibilité aux vignobles à forte notoriété d’interdire toute plantation de vins sans indication géographique (VSIG) sur leur aire géographique. Plus globalement, nous demandons un maintien de nos spécificités viticoles et un maintien de nos enveloppes sans lesquelles nous allons aller vers des situations économiques et sociales explosives.
Au niveau national, je pense que les pouvoirs publics ont pris la mesure de la gravité de la situation : le gouvernement démissionnaire travaille à un dispositif d’arrachage définitif avec la commission européenne. Il y a aussi le chantier de simplification qui se poursuit et qui va vraiment dans le sens d’un retour au "bon sens paysan". Tout cela doit aboutir. Et nous attendons beaucoup de nos parlementaires qui auront un pouvoir considérable en France dans cette nouvelle configuration politique. Dans tous les cas, nous serons là pour le leur rappeler !