e millésime 1973 ne compte pas parmi ceux ayant laissé un souvenir impérissable aux amateurs de vins de Bordeaux. Si ce n’est un goût de revanche, avec l’accession au statut de premier grand cru classé du château Mouton Rothschild. Mais aussi un goût amer, avec la saga judiciaire et médiatique de ce qui est devenu « l’affaire des vins de Bordeaux ». Défrayant la chronique internationale, du Monde au New York Times, cette fraude était hors-norme par son ampleur et son efficacité : transformant de février à juin 1973 des dizaines de milliers d’hectolitres de vins du Midi en appellations bordelaises, du Médoc comme de Saint-Émilion ou des Graves, pour un bénéfice estimé à 4 millions de francs (soit 4 millions € d’après l’INSEE). Le cerveau de cette opération de fraude massive était Pierre Bert, disparu en 2003, qui n’était pas peu fier de son idée pour produire à la demande n’importe quel vin rouge pendant le printemps 1973. Dans son livre In Vino Veritas (Albin Michel, 1975), Pierre Bert décrit par le menu un « mécanisme de la fraude relativement simple », avec un habile passe-passe entre les souches et les volets détachables de titres de transport des vins de l’époque.
Un tour permettant de changer la qualité d’un vin rouge de consommation courante à faible prix (utilisant une fiche d’acquit de couleur verte) en vin d’appellation trois à quatre fois plus cher (fiche blanche) grâce au déclassement inverse d’un vin blanc d’appellation bon marché en vin de consommation courante (ce qui cause une dévalorisation pour le vin blanc entre l’achat et la revente, mais moins importante que le bénéfice du subterfuge sur le rouge). En écrivant des choses différentes sur ces volets remis à l’administration (contributions indirectes et Institut National des Appellations d’Origine, INAO), des vins changeaient de classe selon les demandes sans même être déchargées par le camionneur (une fraude aux titres de transport encore utilisée récemment, des affaires Yanka Ferrer à Jean-Sébastien Laflèche). Estimant que la mise à jour du pot aux roses était « sinon impossible du moins hasardeuse », Pierre Bert se voit pourtant rattrapé par la patrouille le 22 juin 1973 : il y a 50 ans jour pour jour. Avec un contrôle des contributions indirectes, l’édifice s’écroule.


Ne cachant pas son dédain pour les contrôleurs qui ont progressivement mis à jour son système, Pierre Bert se pare de surprenantes vertus, défendant l’idée que son délit n’en était pas un. Au contraire, il aurait même servi la filière vin et ses consommateurs ! « Certain de ne mettre en circulation que des vins de qualité, je ne portais pas tort aux consommateurs ni même à mes clients. Gonflant mon chiffre d'affaires, je paierais davantage d'impôts, ce qui serait excellent pour la collectivité » écrit-il, ajoutant avec le même aplomb désarmant que « les producteurs de bordeaux ne pourraient pas non plus se plaindre étant donné qu'ils se trouvaient dans l'incapacité absolue d'approvisionner le marché, et que, dans une certaine mesure, assurant une continuité, je leur rendrais service. Les négociants du Midi auxquels j'allais m'adresser étaient naturellement ravis de me vendre leur marchandise, et les négociants de Bordeaux avec qui j'avais pris contact, de me l'acheter. C'était donc bien là un "crime" sans victime. La société elle-même y trouvait son compte, alors que la Morale ne coïnciderait cependant pas avec le Droit écrit. »
Le problème de Pierre Bert reste qu’il n’était pas dans le droit chemin, ni même dans celui de la morale. Se qualifiant de « gentleman fraudeur » pour se donner le beau rôle, il rejette donc l’idée d’une tromperie sur la marchandise, en parlant d’usages immémoriaux face aux déséquilibres économiques de la production de vin (voir encadré). « Curieusement, ce que l'on a appelé "l'Affaire des Vins de Bordeaux" a révélé au Grand Public des pratiques courantes dans le négoce, depuis que le monde est monde* » ajoute-t-il, citant aussi bien son grand père qui lui « apprend qu'il faut couper le vin blanc d'un soupçon de tilleul pour lui donner une jolie couleur dorée et qu'il préfère les additions de miel à celles de sucre », qu’un comptable lui révélant les pratiques du négoce de citernes menteuses, de vin de la lune, de chaptalisation, de coloration à l’œnocianine…


L’un dans l’autre, Pierre Bert défend tranquillement un droit à la fraude pure et simple, estimant que « nous nous trouvions dans le cas d'un cuisinier auquel on aurait interdit, sous prétexte de ne pas mélanger les genres, de faire fondre un morceau de chocolat dans sa lamproie, un peu de sucre dans ses petits pois, ou une pincée de sel dans sa charlotte aux pommes. Or nous étions les cuisiniers du vin. Et curieusement nos recettes n'étaient pas inventées bien souvent dans l'espoir de profits illicites, mais pour rectifier un goût, améliorer une saveur. Bref, ce que nous réclamions, c'était le droit à l'assaisonnement. »
Pas de devoir de transparence ni de respect des cahiers de charge pour Pierre Bert, pour qui négoce et propriété partagent le même combat : « les vignerons consciencieux en tout cas, c'est-à-dire ceux qui opèrent à la vendange des surcharges de sucre dans leurs foudres non pour pouvoir mouiller le vin fin, mais pour obtenir une meilleure cuvaison ; ceux qui ajoutent à leurs moûts un pourcentage de vin d'Afrique du Nord ou du Midi pour donner du corps à leur récolte ». Entre profession de foi et plaidoyer pro domo, on ne peut que se demander si Pierre Bert croyait dans ces propos ou cherchait à s’en convaincre.
Ayant aidé Pierre Bert à rédiger son livre In Vino Veritas, Florence Mothe le décrit dans son propre ouvrage Toutes hontes bues (Albin Michel, 1992) : « pour ceux qui ne le connaissaient qu'à travers les portraits forgés par les magazines ou colportés par les pots-pourris des salons, Pierre Bert était tout simplement un escroc. Pour ceux qui l'avaient souvent rencontré et lui portaient, par conséquent, estime et amitié, la vérité était bien différente et infiniment plus complexe. Mince jusqu'à la maigreur, attifé à la demaingue, un regard pétillant de malice derrière des lunettes d'écaille. Pierre Bert était un homme hors du commun. Cet élève des Jésuites, d'une intelligence prodigieuse quoiqu’essentiellement théorique, portait les stigmates de sa naissance. Né dans une famille de bonne souche, mais que la politique avait fourvoyée », de sa proximité avec l’Action Française aux affaires fructueuses pendant l’Occupation.
Né dans une famille de négociants installés à Barsac, dans le Sud Gironde, Pierre Bert se trouve contraint de la vendre après une première condamnation pour fraudes de 300 millions de francs, finissant de couler l’entreprise familiale déjà condamnée à 15 millions d'amende à la Libération pour "Bénéfices de Guerre". N’ayant pas été vacciné contre la fraude, il tente avec un compère de diminuer l’acidité volatile de vins piqués avec des carottes fraîches (ce qui ne fonctionne pas), mais il se fait prendre « la main dans le sac de sucre » qui conduit à une nouvelle condamnation, de 500 millions de francs. C’est sa troisième fraude qui aura marqué les esprits, étant plus conséquente par son ampleur industrielle, mais aussi par la réputation des acheteurs impliqués.
Winegate en plein scandale du Watergate, l’affaire des vins de Bordeaux n’est pas baptisée l’affaire Bert, mais l’affaire Cruse. Si de nombreuses maisons de négoce, dont les noms restent aujourd’hui prestigieux dans le quartier des Chartrons, ont acheté des vins frauduleux à Pierre Bert, la plus touchée par cette affaire reste la maison Cruse, coulée par un procès retentissant et de lourdes dettes. Ayant plaidé coupable dès l’instruction (« un reste de chevalerie me pousse à affirmer sans relâche que j'ai sciemment trompé tous mes clients »), Pierre Bert ne peut s’empêcher de se demander si le manque de curiosité de ses acheteurs ne tenait pas du voile pudique masquant les origines frauduleuses des vins et de leurs bénéfices.
« Les Cruse ont-ils vraiment pu croire que je tirais des appellations contrôlées, comme un magicien, de mon chapeau à un moment où il ne restait pas un verre de vin en propriété ? M'ont-ils réellement cru assez fou pour leur vendre très au-dessous du cours ? » pose In Vino Veritas, glissant plus loin : « les Cruse étaient si satisfaits de nos livraisons qu'ils me demandaient sans cesse d'en accélérer le rythme. Si les choses avaient continué en l'état, je crois bien que toute la récolte de l'Aude, de l'Hérault et des Pyrénées-Orientales aurait fini par y passer. »


Égratignant la soif de gains de l’aristocratie du bouchon, Pierre Bert n’en maintient pas moins sa défense d’une pratique moins frauduleuse que bénéfique à toute la filière. « Ce que les Cruse ont fait dans le secret de leur chai ne regarde que leurs clients eux-mêmes. Or, que disent ces clients ? Que le produit était parfait, le vin stable et délicieux. Alors ? Alors, c'est parce que dans le métier de négociant existe une part d'alchimie que l'on nous accuse de chercher la pierre philosophale » assène Pierre Bert, prenant à partie les consommateurs pour en faire des juges de paix : « alors, vous tous qui avez goûté à nos produits, qui avez constaté leur loyauté, vous saurez remettre à sa juste place cette affaire des Vins de Bordeaux. Vous saurez pourquoi il y a une sorte d'hérésie à nous accuser d'avoir trafiqué ce vin auquel nous nous consacrons, nous nous dévouons. »
Un plaidoyer qui ne semble pas avoir convaincu la cour d’appel de Bordeaux, qui en juin 1975 maintenant la peine d’un an de prison (dont 6 mois avec sursis). Pas de quoi faire réviser à Pierre Bert sa déclaration lors du jugement de première instance : « j'estime avoir fait ce que je devais faire, et je ne regrette rien. Beaucoup mériteraient d'être punis et ne le seront pas. »
* : Ce que confirme le docteur en droit Jean-François Gautier dans le Vin et ses fraudes (Presses Universitaires de France, 1995). Le chef du service juridique et contentieux de l'Office national interprofessionnel des vins (Onivins) y écrit que « le vin est probablement le produit agricole qui a donné lieu au plus grand nombre de fraudes. La raison principale réside sans doute dans le fait que le vin n’est, fondamentalement, que le mélange de 80 à 85 % d’eau avec 9 à 15 % d’alcool. La fraude pourrait donc passer inaperçue ou par le moins par le moins ne pas être trop apparente. »
Décrivant les vins bordelais, Pierre Bert note « que cette production répond à quarante-deux appellations régionales ou communales, diversifiées en outre en plus de 4 000 Châteaux. Or, ces châteaux ne désignent souvent que de microscopiques bicoques, régnant sur 2 ou 3 ha de vignes dont la récolte ne se vendra jamais plus de 5 à 6 F la bouteille, contre plus du décuple pour un Margaux. On comprend immédiatement la distance qui les sépare : d'un côté, sur des aires restreintes, trois cents ou quatre cents « Aristocrates » produisent de véritables œuvres d'art dont 80 % sont d'ailleurs réservés à la clientèle étrangère de l'autre 3 500 membres du Tiers Etat vivotent chichement sur quelques hectares de vigne parcimonieuse. »
Face aux difficultés économiques de la masse des vins de Bordeaux, Pierre Bert estime qu’« il faudrait, pour retrouver une situation normale tant sur le plan de la rentabilité que sur celui de la qualité -- que les vignerons girondins abandonnent les facilités quantitatives pour les réalités gustatives. Qu'ils acceptent de produire leur vin, et non un breuvage approximatif, qu'ils se débrouillent pour le mettre en bouteilles eux-mêmes et pour en être responsables jusqu'au bout. Alors, le bordeaux recouvrerait son individualité, sa personnalité et on pourrait boire « un bon petit bordeaux », d'autant plus que l'on pourrait créer une nouvelle appellation générique « Vins de Gironde par exemple, pour les vins mis en bouteilles par les négociants et dans lesquels le viticulteur n'aurait donc qu'une responsabilité partielle. »