ais comment diable le baron Philippe de Rothschild a-t-il obtenu en 1973 la révision de l’intouchable monument qu’est le classement de 1855 des vins du Médoc ? En y dédiant toute sa vie et son énergie à en croire son autobiographie, Vivre la vigne (presse de la Cité, 1981). « Qui veut la fin… Pour une cause juste, ne faut-il pas une détermination sans relâche ? » écrit Philippe de Rothschild, qui s’amuse des caricatures circulant sur lui après « vingt ans de lutte comme un inlassable exaspérant bourdon. Harcelant les uns, les autres. Jonglant avec le téléphone. Réveillant celui-ci, celui-là. N’hésitant devant aucune démarche. Se faisant selon les cas tempétueux ou séducteur. Mettant le diable et le bon dieu dans son jeu. »
Il lui fallait surtout convaincre les quatre premiers grands crus classés en 1855 (Haut-Brion, Margaux, Lafite Rothschild et Latour), alors que le baron avait réussi à obtenir un cadre compétitif réouvrant le classement par la catégorie des premiers. « Enfin ! Fin janvier 1973 : lettre courtoise de cousin à cousin, consensus des Quatre. Début février, les inscriptions dans la course sont ouvertes. Fermeture à la fin du mois » résume Philippe de Rothschild dans ses mémoires. Dans son autobiographie Bordeaux Grands Crus (éditions Glénat, 2022), Jean-Michel Cazes est plus précis : « Latour fait tout de suite savoir par écrit qu’il est favorable à la promotion de Mouton Rothschild. Lafite traîne les pieds, puis assouplit son attitude. Mais Margaux persiste longtemps dans son refus de participer, avant de céder début 1973. Haut-Brion, cru des Graves, non concerné par l’opération, manifeste son inquiétude, mais accepte finalement de figurer "par assimilation" parmi les crus classés du Médoc dans la liste officielle. »


Comme le rappellent ces deux acteurs des grands crus bordelais, l’affaire du reclassement du château Mouton-Rothschild n’a pas été de tout repos. Pour passer du rang de deuxième à premier cru classé il y a tout juste cinquante ans, « il fallut des négociations, des échanges de lettres, enfin une vraie pression des pouvoirs publics convaincus d’en finir tant les tensions créées par ce fâcheux conflit ont établi un climat nuisible au Médoc, à Bordeaux. Les responsables admettent que l’honnêteté exige de réparer le tort fait à Mouton Rothschild, de mettre fin à tant de malveillance » clame Philippe de Rothschild. Cette tension « provoquant même des incidents regrettables : le 22 décembre 1972 une certaine visite d’un des Quatre faires à Philippe. Faite devant témoin. Mieux vaut la passer sous silence » grince Philippe de Rothschild, ne préférant pas remuer des inimitiés du passé.
Finalement, « le 21 juin 1973, après un demi-siècle de la gestion de Philippe, paraît l’arrêté du ministre de l’Agriculture », alors Jacques Chirac, se réjouit le baron, saluant la réparation de ce qu’il considérait être une erreur de 1855, ainsi qu’un affront de 1953. Réalisé pour la première exposition universelle à Paris, le classement des grands vins rouges du Médoc n’a pas retenu (alors que le baron Nathaniel n’était propriétaire que depuis deux ans d’un domaine tenant plus de la ferme que du château à proprement parler, selon le baron Philippe). S’il a été oublié en 1855, Mouton est plus affilié aux premiers qu’aux deuxièmes crus pour le baron Philippe (avec le surnom de "premiers des seconds") qui lance dans les années 1920 une association de promotion, "les cinq", réunissant les quatre premiers et sa propriété. Mais en 1953, c’est « l’affront », deux des quatre premiers ne veulent plus cinquième et communiquent sur les « quatre grands – noblesse oblige » dans la presse.
De quoi irriter le baron Philippe : « pire qu’une indécence, c’est un déni diffamatoire. Il peut porter un réel préjudice à tous ceux - propriétaires, cadres et employés – qui travaillent pour Mouton Rothschild, Mouton Baron Philippe et la Société. Déni qui peut en compromettre l’avenir. Le tort causé peut aboutir à un désastre. » C’est il y a 90 ans que la nécessité de reclasser Mouton est née pour le baron. Comme il l’écrit : « il faut que Mouton Rothschild devienne un "premier". Un vrai. Un "premier" en titre, légalement. Facile à dire. Mais voilà ! Comment l’obtenir ? Nul ne le sait. Depuis 1855, depuis plus d’un siècle, jamais le cas ne s’est présenté. Il n’existe ni méthode, ni procédure. »
Faisant des pieds et des mains, une première ouverture est menée au sein du Syndicat des Crus Classés, qui aboutit à un fiasco pour l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO). « 1961 : acte manqué » résume Jean-Michel Cazes (voir encadré). Mais en 1973, le problème du baron Philippe est résolu par l’adoption d’une méthode progressive, une révision classe par classe, confiée par l’INAO à la Chambre de Commerce de Bordeaux (à l’origine du classement de 1855). « La révision globale, principe fondamental, étant respectée, on pourrait commencer par "ouvrir les inscriptions dans la course" pour une seule clase. Laquelle ? Sans hésitation ce ne peut être que la classe des "Premiers". Les autres classes remises à plus tard » résume le baron.


Désormais, « le nouveau "1973" se substitue au vieux "1855". Pour les Premiers, "1855" n’est désormais qu’un jalon historique » indique Philippe de Rothschild, pour qui « il y a désormais officiellement deux classements : 1973 pour les Premiers et 1855 pour les autres classes, de deuxième à cinquième cru ». Ce qui entraîne la révision de la devise de la propriété : "Premier ne puis, second ne daigne, Mouton suis" devient "premier je suis, second je fus, Mouton ne change". Pourtant la victoire n’est pas totale immédiatement. Comme le regrette le baron, « on persévère à dire : Mouton Rothschild est passé, dans le même vieux classement de 1855, de "Premier des Seconds" à "Dernier des Premiers". Inexact, l’arrêté fait novation. Il créé l’égalité entre les cinq. Toute autre attitude est diffamatoire à l’égard de Mouton Rothschild. »
« Un magazine parisien titre "Rothschild a gagné sa partie de saute-Mouton" et indique "pour faire le moins de vagues possible, les jurés se sont contentés de donner le titre de premier cru au Mouton Rothschild et se sont bien gardés de changer quoi que ce soit d’autre" » se souvient Jean-Michel Cazes, mettant en miroir la victoire individuelle du château Mouton-Rothschild et la déception d’autres propriétés ayant espéré une promotion avec un nouveau classement. Mais le principe d’une révision progressive s’éteint d’elle-même. Quelques crus livrent un baroud d’honneur en poursuivant la Chambre du Commerce devant la justice pour relancer les opérations. « Philippe de Rothschild, contrairement à beaucoup, est personnellement partisan d’une révision audacieuse des autres catégories. Mais il est désormais satisfait et les soutient mollement. Ils seront déboutés » indique Jean-Michel Cazes.
En 1980, le baron balaie les dernières critiques sur son désengagement de la refonte du classement une fois qu’il a obtenu gain de cause : « certains, dits experts, reprochent à Philippe de ne s’être pas intéressé aux classes suivantes. Reproche dénué de sens. L’affaire ne le concerne en rien. Seule la Chambre de Commerce est responsable. Elle était disposée à continuer. Mais elle dut s’en tenir aux seuls Premiers. La classe suivante, la douzaine de Seconds, refuse, catégorique, le moindre changement. » Une chose est certaine : actuellement, il faudrait plusieurs barons pour espérer faire bouger d’un iota le classement de 1855.
Photo : Parmi ses soutiens, le baron remercie Pierre Perromat, président de l’INAO alors réformé, Louis Nebout, le vice-président de la Chambre du Commerce de Bordeaux, et le bâtonnier Pierre Siré, conseiller à la Chambre du Commerce et avocat du baron.
Dans sa quête de reclassement, l’un des options suivies par le baron Philippe est de rouvrir complétement le classement. En octobre 1959, le Syndicat des Crus Classés vote une motion favorable à la révision, « non sans mal, non sans un long débat » rapporte Vivre la vigne. Le travail de l’INAO aboutit à une proposition de classement à trois niveaux : premiers grands crus classés exceptionnels (dont Mouton Rotshchild), des premiers grands crus classés (dont Lynch Bages) et des grands crus classés, mais aussi à la montée de 8 crus bourgeois et à l’exclusion de 15 crus classés en 1855. Il faut dire que dans les rapports de visite de terrain de la commission d’experts, on trouvait des commentaires sanglants : « il ne serait pas venu à l’esprit de le retenir ni même d’en parler s’il ne figurait pas au précédent palmarès » rapporte Jean-Michel Cazes, notant que la publication de ce classement a causé un tollé et multiplié les déçus, comme le résumait un courtier : « les mécontents peuvent se ranger en quatre catégories : ceux qui s’estiment déclassés, donc lésés ; les non-classés, donc non moins lésés ; ceux qui s’estiment mal classés ; ceux qui se considèrent à peu près bien classés, mais en mauvaise compagnie ».
Face aux déclassements annoncés en 1961, le baron Philippe estime qu’« une telle sanction est un abus de pouvoir manifeste. […] Qu’importe que Mouton Rothschild soit "Premier", indigné Philippe aussitôt réagit […] il attaque l’INAO [et] menace de poursuites judiciaires si le classement est publié. D’autres suivront l’exemple. ». Conséquence de ce tollé, le dossier est enterré en 1962. Si « Philippe de Rothschild reproche un manque prudence » à l’initiative de 1961, Jean-Michel Cazes avance une autre explication à ce revirement : « une condition dans le règlement du nouveau classement : "en aucun cas le nom d’un cru classé ne pourra être utilisé pour d’autres vins que ceux provenant de crus ayant fait l’objet d’un classement" : peut-être craint-il de voir cette condition invoquée à l’égard de son vin de marque Mouton Cadet. » L’INAO traitait donc déjà des marques domaniales de Bordeaux il y 60 ans !
Pour ce classement mort-né, la devise de Mouton est « mon classement ne puis… votre classement ne daigne… Mouton suis ! »