Jean-Michel Cazes : J’étais parti à 18 ans, je suis revenu à 36 ans comme mon père était très débordé et fatigué. Il travaillait comme un fou pour son bureau d’assurance (à Pauillac et Dax) et mon grand-père (Jean-Charles Cazes) commençait à être très âgé (et faisait des bêtises). Je me suis dit pourquoi ne pas changer. Je n’ai pas été révolutionnaire, mais quand même, après mai 1968 la culture a changé énormément. Autant dans ma jeunesse, pour réussir il fallait aller à Paris, autant après mai 68 on a commencé à penser différemment. Je m’interrogeais, IBM me proposait un poste à l’étranger, j’avais des propositions de sociétés françaises…
Je ne pensais pas du tout m’épanouir dans le vin. Je ne suis pas venu à Pauillac pour ça, j’étais certain d’avoir un métier pour gagner ma vie, l’assurance (j’ai fait un stage pour apprendre à rédiger les polices d’assurances), pour travailler avec mon père, qui était le maire. Je me voyais bien prendre sa suite, à l’assurance et à la mairie. Et accessoirement, cela me permettait de garder les vignes que mon père voulait vendre : c’était sentimental. Je n’imaginais pas du tout que les choses auraient pris la tournure qu’elles ont pris dans les années suivantes.
Votre autobiographie permet de prendre la mesure de la succession de crises connues par le vignoble bordelais (guerre de course des corsaires du XVIIème, blocus britannique sous Napoléon, phylloxera, krach des années 1930, choc pétrolier de 1973, guerre du Golfe en 1900, crise des subprimes en 2007…). On croirait qu’il y a eu une succession ininterrompue de crises…Absolument, c’est la vérité. Quand je suis arrivé en 1973, les primeurs 1972 ne se vendaient pas (les prix avaient triplé), en septembre 1973 il y a eu le choc pétrolier (arrêtant les ventes), et en plus est arrivée l’affaire Cruse (vaste affaire de fraudes aux vins de Bordeaux). Les crises sont indépendantes de tout le reste. Elles ont en caractéristique commune que la veille on ne s’y attend pas. Il se passe quelque chose quelque part qui détraque le système. Ça a été vrai en 1973 pour le choc pétrolier. En 1993, la guerre du Golfe est arrivée sans préavis.
Votre père disait que tout le Médoc était à vendre dans les années 1950…
Et tout avait été vendu dans les années 1930 et après la seconde guerre mondiale. Les revenus étaient faibles, les installations vétustes : c’étaient des fermes. Quand je suis arrivé, mon père venait juste de se débarrasser des dix chevaux et vingt-cinq vaches (je crains qu’ils aient été envoyés à l’abattoir), pour acheter de premiers tracteurs (en 1972). On ne savait pas faire le vin. Par exemple, ce qui semble stupéfiant aujourd’hui, on ignorait la fermentation malolactique (FML). C’était inconnu des professionnels. Comme ils sulfitaient dès que le sucre avait disparu, pour être tranquilles, la malolactique se faisait au mois de mai, quand la température augmentait : dans les barriques des bulles de gaz remontaient, et le maître de chai me disait, quand j’étais gosse, que le vin travaillait en sympathie avec la sève qui montait dans les pieds de vigne.
En 1973, pour ma première récolte, les négociants avaient appris ce qu’était la FML, faisaient analyser les vins et refusaient les lots qui ne l’avaient pas fait (pour ne pas payer les lots de 1972). C’était la panique à bord : il fallait faire cette foutue malolactique que l’on ne connaissait pas pour vendre les vins. Au lieu de sulfiter à la fin de la fermentation alcoolique, on a laissé les vins dans les cuves, mais manque de pot, elle ne se faisait pas et la volatile augmentait dans certaines cuves (qu’on ne pouvait refroidir). On a appelé Émile Peynaud, dont j’avais entendu parler par rumeur, qui est venu. Il connaissait mon grand-père et m’appelait "le chimiste". Il arrive, visite le cuvier et à la fin nous sort que notre installation est vétuste et pas très propre. Nous, ça nous paraissait bien, on avait toujours vécu comme ça : c’était une révélation. Il nous a sorti de l’ornière. Son énorme qualité, c’était de s’exprimer de manière très compréhensible, comme il avait commencé comme ouvrier de chai chez Calvet, il avait vu tous les cas de figure et fait toutes les horreurs possibles. Nous avons suivi ses conseils, il nous a tiré d’affaire.
En parlant de conseils, vous êtes « frappé par l’absence d’initiative et sentiment d’impuissance qui se dégagent de ces représentants prestigieux du courtage » que vous réunissez lors de la crise des années 1970…Je comparais les courtiers avec mon expérience commerciale : chez IBM, on attendait autre chose que le coup de fil du client ! J’ai compris plus tard le rôle des courtiers : ce ne sont pas des agents commerciaux, ils ont un rôle relativement passif qui permet à l’information de circuler entre propriété et négoce. Ils sont assermentés et leur parole est la loi des parties. Il n’y a pas de contrat, cela passe par un bordereau, ce qui va très vite. Cette souplesse est permise par le statut d’assermenté
Dans votre parcours, les situations difficiles trouvent souvent en écho des dynamiques collectives : le Rotary Club, le syndicat AOC Pauillac, la Commanderie du Bontemps…
La Commanderie du Bontemps a démarré dans les années 1950, avec une équipe de vigneron du Médoc, dont le leader était Henri Martin à Saint-Julien-de-Beychevelle (mon père en faisait partie). Au lendemain de la guerre, comme les affaires allaient mal, une équipe a commencé à se réunir, pour voir comment faire. Ils ont créé le Bontemps en 1950 (après avoir envisagé d’autres choses, comme une principauté du Médoc). Ce sont des trouvailles de Raymond Brard, ingénieur des travaux publics à Saint-Laurent-du-Médoc, la cheville ouvrière qui a trouvé le nom de la confrérie, a dessiné sa robe, a rédigé le rite d’intronisation… Pour avoir de l’argent au démarrage, ils ont fait une vente aux enchères de vin. J’ai retrouvé les documents d’époque : c’est impressionnant, les crus comme Lafite et Mouton ont donné 20 ou 30 barriques de leurs premiers vins. Aujourd’hui, essayez de demander 3 bouteilles et vous me direz des nouvelles. Il y a eu un élan collectif très fort, très puissant. Avec l’originalité d’être la première association réunissant des membres de la production et du négoce. C’est un état d’esprit que l’on ne retrouve plus aujourd’hui
Vous avez été un acteur autant qu’un témoin du virage pris par les grands crus classés pour la reconquête des marchés.
Le virage, c’est un changement des marchés. Jusque dans les années 1970, les marchés des vins de Bordeaux étaient essentiellement les îles britanniques, les villes du Nord de l’Europe et pas grand-chose ailleurs. À partir des années 1970, on commence à s’intéresser au marché français : on fait déguster nos vins dans toute la France. Et on commence à sortir de la France. Le marché américain a débarqué en force au début des années 1980, favorisé par la montée du dollar et le formidable travail de promotion d’Américains comme Alexis Lichine et de propriétaires comme le baron Philippe de Rothschild. Depuis les années 1990, le marché asiatique (japonais d’abord, puis chinois) a très bien marché.
Tout ça a fait qu’en vingt ans, on est passé d’un marché régional européen à un marché mondial. Ça change tout. Il y a eu des hauts et des bas, je continue à penser que ça reste fragile. Quand je vois les incertitudes actuelles dans le monde, je ne peux pas croire que ça n’aura pas d’impact sur nos activités. La chose importante, c’est que cette prospérité provisoire, et réelle, se traduit par de vrais investissements : rénover et améliorer. Aujourd’hui, le vignoble de Bordeaux est le plus avancé dans le monde.
L’idée d’une réouverture du classement de 1855 revient de nombreuses fois dans votre ouvrage… Le reclassement manqué du château Lynch-Bages est-il un regret pour vous ?
Il y a eu deux tentatives de modifier le classement : une foirée en 1961, qui impliquait pas mal de gens, et une réussie en douce en 1973, qui n’a réussi que pour un seul dans le secret du boudoir de monsieur Rothschild. Ce n’est pas une critique d’ailleurs, [le baron Philippe de Rothschild] a bien fait, il le méritait. Avec le recul, surtout quand on voit ce qui s’est passé à Saint-Émilion, c’est peut-être mieux comme ça. Mais pendant longtemps à Lynch-Bages, on était partisan d’un nouveau classement (où l’on était très bien placé en 1961). Mais après tout, on se contente d’être, comme le dit la formule consacrée : "classé cinquième, se vend comme un second". Finalement, ce classement intangible évite les procédures. Regardez les crus bourgeois, les meilleurs crus bourgeois ne sont plus là. Cette histoire de classement, c’est du passé.