’un des plus vastes réseaux de fraude aux vins de Bordeaux de ces dernières années vient d’être condamné ce 26 janvier le Tribunal judiciaire de Bordeaux. Ne prenant en compte qu’une partie des exceptions de nullité soulevées par les avocats de la défense*, la présidente de la quatrième chambre correctionnelle, Marie-Elisabeth Boulnois, condamne lourdement les cinq membres d’un réseau actif de 2014 à 2016 pour la francisation de vins espagnols et l’usurpation d’appellations bordelaises entre Charente, Blaye et Médoc. Tirant partie de la petite récolte du millésime 2013, les cinq condamnés ont généré 1,252 million d’euros de bénéfice d’après les estimations des Douanes (voir encadré pour le mécanisme de fraude).
S’ils ont gardé le silence lors de l’audience du 27 octobre dernier, pour protester contre les méthodes de l’enquête administrative qui les a ciblés, les prévenus ont eux-mêmes donné les clés du fonctionnement de leur réseau durant l’instruction. Leurs condamnations s’en ressentent, notamment pour les faits de tromperie sur la marchandise réalisés par Jean-Sébastien Laflèche, l’intermédiaire dans la francisation, et Michel Gilin, l’acheteur de vrac revendant les lots francisés. « En raison de la gravité des actes, la nature des faits, leurs durées, les quantités concernées et des condamnations précédentes », Jean-Sébastien Laflèche est condamné à deux ans d’emprisonnement (un avec sursis simple et un à domicile sous contrôle électronique), à la confiscation des biens et fonds pour 253 000 euros (via des saisies**) et l’interdiction d’exercer toute profession et/ou activité en lien avec le négoce du vin pendant cinq ans. Pour les mêmes motifs, Michel Gilin est condamné à 20 moins d’emprisonnement (10 mois avec sursis probatoire, 10 mois à domicile), une amende de 200 000 € et l’interdiction d’exercer dans le négoce du vin. Tous deux ayant « un rôle prépondérant » dans le réseau pour la magistrate (ils sont les seuls poursuivis pour tromperie).
Pour faux et circulations de marchandises sans document d’accompagnement Daniel Banchereau, l’acheteur charentais de vins espagnols, et Sylvie Bernard, assurant la logistique depuis la Charente, sont chacun condamnés à 8 mois d’emprisonnement avec sursis et 20 000 € d’amendes (dont 12 000 avec sursis). Pour infractions douanières, Fabien Figerou, le négociant mettant en bouteilles les vins frauduleux, est seulement condamné dans le cadre des circulations sans titres de transports. Sur ce dernier point, le tribunal valide 670 000 euros de pénalités partagées solidairement par les prévenus selon chaque circulation de vins. Concernant les parties civiles, seuls Jean-Sébastien Laflèche et Michel Gilin sont condamnés à verser 2 000 € de préjudice moral 500 € de frais de procédure aux cinq parties civiles (INAO, Confédération Paysanne, Fédération des Grands Vins de Bordeaux, Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux et Fédération des Négociants de Bordeaux et de Libourne). Au total, les condamnations pécuniaires prononcées dépassent 1,2 million €.


Se voulant exemplaire, la sévérité des condamnations n’a d’égale que l’ampleur de l’affaire, rappelant les dossiers, peu glorieux, des fraudes du négoce Cruse (plus de 10 000 hl dans les années 1970) ou de l’homme d’affaires Robert Geens (plus de 30 000 hl au début des années 2000). D’ampleur dans ses volumes, ce réseau 2016 interpelle par l’apparente facilité de sa mise en place. « Il y a un problème de contrôle interne qui doit interroger les acteurs du vin en général » posait lors de l’audience maître Frédéric Georges, la défense de la Confédération Paysanne (constituée partie civile), qui demandait : « comment est-ce que l’on peut si facilement agir par faux-semblant et créer par magie du vin de France avec du vin espagnol, du vin AOC à partir de vin sans indication géographique ? Il est assez affligeant qu’il suffise d’un opérateur pour blanchir des vins en usant d’un logiciel de gestion. » Avec 34 587 hl, il s’agit d’un « record absolu dans la région au vu de l’historique (le plus fort était 6 100 hl il y a quatre ans) » renchérissait maître Alexandre Bienvenu, la défense de la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (partie civile pour les atteintes aux AOC et vins de France), pointant un système « quasi-industriel ».
* : En annulant notamment certains procès-verbaux des Douanes et de la Direction Régionale de la Consommation (Direccte), n’ayant à l’époque des faits pas les prérogatives requises (ce qui enfreint le travail de la défense).
** : Avec la saisie de 174 000 € sur un compte bancaire, la vente pour 39 700 € d’une voiture de marque Mercedes et les confiscations de 39 300 sur d’autres comptes.
Pour se représenter cette fraude, on peut un imaginer un premier triangle, qui a francisé 34 587 hectolitres de vins espagnols en 2014 et 2015, via l’activité de négoce de Daniel Banchereau (basé à Monchaude) achetant des vins espagnols qu’il envoie par le transporteur PPB, dirigé par Sylvie Bernard (également responsable administrative du négoce Banchereau), avec un Document d’Accompagnement Électronique (DAE) indiquant une expédition au négoce bordelais Defivin (basé à Saint-Loubés). Jouant le rôle d’intermédiaire, cette dernière société, dirigée par Jean-Sébastien Laflèche, ne reçoit pas les vins, mais émet un autre DAE cédant le lot aux Celliers Vinicoles du Blayais (CVB, à Civrac), où travaillait Michel Gilin (également courtier, dont l’épouse est coactionnaires de Defivin). Avec 130 camions citernes de vins espagnols transformés en vins de Bordeaux/de France, l’opération représenterait un gain de 252 222 € d’après les calculs de l’administration.
Le deuxième triangle de fraude transforme du vin en vrac générique en 204 600 bouteilles d’appellations bordelaises pour un bénéfice estimé à 825 879 €. Ce schéma part de CVB avec de nouvelles expéditions fictives vers Defivin, qui transforme avec de nouveaux DAE ces volumes en d’autres appellations (Margaux, Saint-Julien, Montagne Saint-Émilion…) et les transfère vers les chais de Bégadanet (à Bégadan), géré par Fabien Figerou (où les mises sont réalisées).