Philippe Abadie : En préambule j’ai envie de vous donner trois chiffres : en 1989/90, Bordeaux commercialisait 5,2 millions d’hl de vins contre plus de 6 millions en 2000. Aujourd’hui nous sommes à 3,7 millions.
La montée en puissance correspondait à un engouement pour les vins de Bordeaux, de fin 1990 à 2000. Un engouement dû à deux phénomènes : d’une part le french paradoxe mis en avant par un chercheur qui a montré l’effet bénéfique des tanins. Une mode s’est étendue au niveau mondial sur les vins rouges. D’autre part, le phénomène de « Parkérisation » avec le critique Parker qui a mis en lumière la qualité des vins de Bordeaux, dans un style de vins taniques, corsés. C’était le modèle.
Parallèlement, la consommation des vins de Bordeaux, s’est démocratisée dans le monde. Il y avait des marchés à prendre à l’export. Les australiens, les chiliens se sont mis à planter. Bordeaux a encouragé les plantations. Sauf que dès 2003, on s’est retrouvé avec une surproduction mondiale. La première crise frappait à la porte. Bordeaux s’est dit qu’il fallait réduire de 10 000 ha le vignoble. Tout en préconisant la distillation. L’arrachage aidé a été limité à 3400 ha. 6500 ha ont été réduits naturellement. Le vignoble est passé de 125 000 ha en 2003 à 115 000 ha en 2010.
Effectivement pas d’erreur. 2008 est marqué par la crise financière mondiale. Les volumes chutent. Le CIVB concocte un « Plan Bordeaux » et fédère le négoce, la production, les syndicats, les coops, la chambre d’agriculture. L’un des axes était de monter en gamme et donc les prix pour sortir des prix bas. De même la fusion des caves coop était préconisée pour regrouper l’offre.
Dans ce Plan Bordeaux, la chambre d’agriculture apportait sa contribution. Le message était clair : diversifier l’offre de vins car les modes de consommation évoluent. C’était une évidence.
Pour éviter de gérer dans l’urgence une crise récurrente, la proposition était faite de réduire encore plus la taille du vignoble et d’avoir des rendements en fonction du marché. Mais surtout la chambre d’agriculture proposait d’établir de vrais contrats entre la production et le négoce. Des contrats écrits engageant les deux parties sur une période de trois ans. Le producteur s’engageait à fournir un certain type de vin que le marché demandait. Le négoce s’engageait sur une fourchette de prix et de volume. De la réciprocité. Au même moment, le marché de la Chine s’est ouvert avec une croissance exponentielle. Autant vous dire que les points proposés par la Chambre d’agriculture n’ont pas été mis en œuvre. Cela a été une grave erreur. On le paye aujourd’hui…. Bordeaux était focalisé, fasciné par le marché chinois. Du coup on ne s’est pas occupé des autres marchés majeurs tels que le Japon, l’Allemagne, la Belgique, les Etats-Unis et le marché principal qui était la France. Seule exception : le marché anglais. Avec la perspective du Brexit, des stocks de précaution ont été réalisés. L’érosion des marchés s’est donc installée parce que nous avions mis tous nos œufs de notre croissance dans le marché chinois.
En 2013, on assiste à un retournement de marché avec l’arrivée de Xi Jinping. Terminés les vins rouges comme cadeaux ! Sauf qu’à Bordeaux on ne se rend pas vraiment compte, car cette année-là, la grêle, la coulure réduisent de 30% la production. Ce qui fait grimper le prix du tonneau de Bordeaux rouge de 1000 à 1200 €/T. Puis la croissance repart en Chine et ce jusqu’en 2018.
A cette période on observe, en France, une tendance pour des repas moins carnés, plus de snacking. Bref, le vin rouge tanique perd du terrain, au profit des rosés et des blancs.
A l’automne 2019, le négoce produit un livre blanc. Il s’agissait de changer de logiciel pour reconquérir des marchés. A ce moment-là, le bio se développait. Sauf que le négoce n’a pas cru dans le bio. Il s’est contenté de suivre. Arrivés les derniers, on s’aperçoit aujourd’hui qu’en grandes surfaces, les ventes des Bordeaux baissent deux fois plus que la moyenne des autres AOC.
Je ne sais pas répondre. Il n’a pas pris le train du bio. C’est un constat. Mais par contre il a su prendre l’option du HVE, de la réduction des CMR, des herbicides. Ce qui a été une bonne chose.
Je rappelle qu’historiquement le négoce portait le stock. 70% des ventes de vin étaient destinées au vrac pour le négoce qui élevait le vin, le stockait et le commercialisait. Avec la crise de 2003, il a changé son fusil d’épaule. Aujourd’hui la proportion de vente en vrac par le négoce n’est plus que de 40%. On peut comprendre qu’individuellement, un négociant transfère la prise de risque sur son fournisseur. Collectivement il y a tout intérêt à avoir des engagements réciproques car cela permet de savoir quelle est la trajectoire et la stratégie à tenir. Le nœud du problème est là. Il n’y a pas de volonté réciproque. A Bordeaux on n’ose pas aborder certains sujets de fond. J’observe que peu de négociants ont des engagements suivis dans le temps. En fait il y a eu peu d’anticipation et de courage de la part de toute la filière. Je me souviens d’un discours de Bernard Farges, alors président du CIVB, en décembre 2019, qui faisait un diagnostic très lucide et qui n’a jamais été suivi d’effet.
Oui, c’est un fait. Mais il n’y a plus de mesures d’arrachage dans le plan européen. Bordeaux qui est le seul vignoble en Europe à demander l’arrachage structurel, s’est retrouvé dans une impasse. Le ministère de l’agriculture a proposé la solution de la renaturation en s’appuyant sur les risques sanitaires causés par les vignes en friche.
Je note la trop grande discrétion de la filière bordelaise. Bordeaux est en pointe sur la certification environnementale. On ne le sait pas assez. Il y a vingt ans, 80% du vignoble bordelais était désherbé chimiquement. Aujourd’hui c’est 80% qui est enherbé ou travaillé mécaniquement. Il y a vingt ans, le bio représentait 2,5% du vignoble bordelais. Aujourd’hui on approche les 25%.
Je pense aussi que les viticulteurs doivent redevenir des agriculteurs. Dans les années 80, on dénombrait 2000 éleveurs laitiers en Gironde qui étaient aussi viticulteurs y compris dans les crus classés du Médoc. La diversification, c’est du bon sens mais je reconnais qu’avec les exigences sanitaires, règlementaires, c’est plus compliqué. De même, il faut sortir du rouge tanique à 100% pour s’adapter aux modes de consommation qui évoluent de plus en plus vite. Je pense aussi qu’il est essentiel que le négoce et la production s’entendent autour d’objectifs chiffrés concernant volumes et prix. Enfin, face à la répétition des sinistres climatiques, connus depuis plusieurs années, je ne peux que souhaiter que les viticulteurs trouvent les moyens de se prémunir contre les conséquences de ces aléas et qu’ils diversifient leurs activités lorsqu’ils le peuvent. C’est peut-être là un des éléments pour faire face à ces sinistres climatiques.
Je compte écrire. J’ai deux livres en préparation. L’un qui va s’appuyer sur l’expérience familiale de mes grands-parents et de mes parents, en retraçant l’évolution de l’agriculture au travers de leur histoire et ainsi montrer que les vérités du moment ne sont pas celles du lendemain. L’autre mettra en parallèle le destin de mon père, agriculteur qui au travers de ses convictions profondes s’est investi dans les organisations économiques agricoles et celui des paysans d’Afrique. Ils ont un cheminement comparable. J’ai travaillé pendant huit ans en Afrique et je retrouve des similitudes : des petits paysans qui n’ont jamais baissé les bras et qui ont pris leur destin en main.