défaut de monter aux lèvres des consommateurs, il descend sur la colère des vignerons. C’est le rouge qui fâche cette fin d’année dans le vignoble, avec toujours plus de surstocks pesant sur le moral de toute une filière : producteurs, courtiers, négociants, fournisseurs… Si des tensions transparaissent, de la vallée du Rhône au Languedoc, la crise frappe violemment le vignoble de Bordeaux, où les ventes de vins en vrac semblent gelées depuis 2018 et où la spirale des méventes entraîne toujours plus d’opérateurs. Une fatalité ? C’est le sentiment qui semble peser sur des pans entiers du vignoble girondin. Où l’on est moins résigné que démuni face à la déconsommation des vins rouges en France malgré les investissements réalisés individuellement pour verdir et moderniser la production. Où l'on reste estomaqué par la fermeture brutale de la route de la soif vers la Chine, qui permettait d’écouler des volumes en quantité sans trop regarder sur la qualité. Où face au décrochage de la locomotive des grands crus classés, et de la place de Bordeaux, le gros du wagon semble devoir se débrouiller seul face à l'appel de la pente. Où le cycle de production des millésimes n’arrive plus à anesthésier l’esprit vigneron, car les impasses financières dépassent le seuil d’alerte rouge… Un rouge bordeaux virant à la colère noire. Dans ce monde incertain, la seule fatalité qui soit certaine reste le défaitisme. « Si malheureusement le fatalisme était vrai, je ne voudrais pas d'une vérité si cruelle » écrivait Voltaire à Claude-Adrien Helvétius (le 11 septembre 1739).
Alors que les cuves débordent d’invendus loin d’être invendables (la qualité du millésime 2022 est une bonne nouvelle, passant encore inaperçue), monte un puissant ressentiment qui n’éclate pas (mais s’enkyste). Imaginons un instant que de telles difficultés économiques aient eu lieu dans le Languedoc : nul doute que des vignerons de l’Aude auraient démontré depuis longtemps à quel point ils peuvent être sanguins… Face aux surplus de vins et de vignes, la tempérance bordelaise commence à s’estomper pour affirmer ses besoins d’aides structurelles. Un moment décisif sera la manifestation du mardi 6 décembre prochain, organisée par un collectif de vignerons apartisans et soutenue par les syndicats bordelais. Rares à Bordeaux (la dernière manifestation d’ampleur remonterait à décembre 2004, « pour le tonneau à 1 000 euros »), les mobilisations revendicatives témoignent d’une volonté de peser, d’être audibles par les pouvoir publics afin de débloquer des aides nationales similaires à celles qui ont pu aider les filières aviaires et porcines. Ce qui permettrait d’imaginer un plan social rapide, qui ne serait pas envisageable avec les pistes de reconversion actuellement travaillées par la Région, qui permettraient une aide ciblée aux exploitants restant en place, mais inadaptée aux retraités n’ayant plus de fermage et aux vignerons souhaitant arrêter.
Ces deux dernières populations ont passé leurs vies à travailler pour se construire un capital retraite avec leur foncier viticole et se retrouvent désormais dans des situations désespérantes. Sans entrer dans des détails intimes, le vécu de certaines familles vigneronnes fait froid dans le dos. En 2022, des gens du vin subissent « une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers » comme l’écrit Victor Hugo dans l’introduction des Misérables (1862). Ces vignerons dans la difficulté méritent plus qu’un planplan social. D’autant plus que l’incertitude nimbant les prochains mois ne permet pas d’imaginer de retour rapide à une situation saine et équilibrée pour l’ensemble des vins de Bordeaux. Comment rompre cette spirale destructrice, emportant dans son sillage, pan par pan, des lambeaux croissants du vignoble bordelais ? Peut-être en rappelant aux pouvoirs publics leur mission de fraternité pour assister ceux en difficulté : qu’« ils ne se battent que pour la dignité des faibles » pour citer Alexandre Astier dans le livre VI de la série Kaamelott (2009). Ce n’est pas gagné, ce n’est pas facile, mais c’est nécessaire pour toute la filière des vins de France.