Nous élus de l’interprofession du Cognac souhaitons tirer la sonnette d’alarme » pose Florent Morillon, le président du Bureau National Interprofessionnel de Cognac (BNIC) en conférence de presse ce 19 mars. Entre l’enquête chinoise antidumping menaçant de 35 % de droits de douanes les cognacs (et armagnacs) dans le conflit sur les voitures électriques (avec la décision attendue ce 5 avril d’une mise en place définitive ou d’une prorogation de 3 mois de la procédure) et les menaces américaines de 200 % de taxes sur les vins et spiritueux pour le conflit sur l’acier et l’aluminium (se limitant pour l’instant à des déclarations du président Donald Trump), c’est le « même scénario, nous sommes pris en otage avec des décisions politiques nationales et européennes qui mettent à mal une filière pluricentenaire » et « à chaque fois nous n'avons pas été écouté et nos alertes ont été minimisées » martèle Florent Morillon, pour qui « aujourd'hui, c'est la vie d'une filière, la vie d'une région qui est en jeu. Je n'exagère pas en disant cela. » Rappelant que les marchés chinois et américains pèsent pour 70 % des ventes de Cognac, le BNIC indique que son activité génère localement 70 000 emplois auprès de 4 400 domaines viticoles et 250 négoces.
Avec des taxes en Chine et aux États-Unis, « c'est donc potentiellement 70 % des emplois et de tout l'écosystème régional qui pourraient être anéantis » pose Florent Morillon, qui ne prend pas à la légère la menace américaine des 200 % : « cela veut dire que l’on ne vendra plus une bouteille aux États-Unis. Nous ne croyons pas un instant que c’est une menace qui ne pourrait pas se concrétiser. » D’autant plus qu’en Chine la « situation est désastreuse [et] pourrait mener la région à la faillite si rien n'est fait » pointe Florent Morillon, notant que les expéditions charentaises vers la Chine sont déjà en chute de 65 % sur les 4 derniers mois. Et cela s’accélère en février, avec -72 % de ventes : « dans quelques mois, on ne vendra plus rien » prévient Raphaël Delpech. « Aujourd'hui, le marché chinois se ferme à une vitesse effroyable » constate la négociante Patricia Gaborieau, vice-présidente de l'AOC Cognac, qui relève la « forte accélération depuis le mois d'octobre compte tenu de la mise en place des droits provisoires (qui se sont traduits par des cautionnements bancaires) et le coup de massue de décembre avec la fermeture du duty-free (représentant 25 % des expéditions en Chine, avec une impossibilité de réassort à cause de l’enquête antidumping). »
Alerte rouge
Sans plus attendre, « l’heure est grave, très grave » rapporte Christophe Veral, le vice-président du BNIC, qui indique que des « plans sociaux commencent dans différentes sociétés qui gravitent autour du cognac (transporteurs, tonneliers, constructeurs de chaudière…) » et il y a de forts risques de « ruptures de contrats d’achat entre viticulteurs et négociants qui ne peuvent pas continuer à acheter » (voir encadré). Un renversement total de situation alors qu’« il y a peu, nous plantions pour préparer l'avenir. Nous avions une perspective économique et une croissance à plusieurs chiffres devant nous et maintenant nous allons arracher des vignes ». Ne pouvant actuellement chiffrer le recours à l’outil de réduction du vignoble charentais sans perte de potentiel de production, Anthony Brun, le président de l’Union Générale des Viticulteurs pour l'AOC Cognac (UGVC), confirme que « si rien n’est fait, les choses vont être dramatiques. Les contrats d'achat vont être réduits, les revenus des viticulteurs vont s'effondrer [et les viticulteurs] vont se retrouver pris à la gorge [car] beaucoup seront dans l'incapacité de faire face au remboursement des échéances » après les investissements des dernières années.
Si les conséquences économiques sont concrètes, l’origine de ces tensions géopolitiques reste une construction diplomatique source de déception et d’incompréhension pour Cognac. Comme en Chine, « quel est le rapport entre les véhicules électriques et le cognac ? Bien sûr, il n’y en a aucun » réplique Patricia Gaborieau, « si ce n'est de viser spécifiquement la France qui s'était targuée d'être à l'origine de la décision européenne. Les autorités chinoises ont donc cru que la France saurait défaire ce qu'elle se targuait d'avoir initié. Et donc aujourd'hui, la filière cognac est la victime collatérale d'un contentieux qui la dépasse avec des enjeux commerciaux totalement déséquilibrés. » Même chose pour les menaces américaines, nées de la stratégie européenne de mesures de rétorsion ciblant spécifiquement à 50 % de taxes les bourbons dans la réponse aux 25 % d’imposition sur l’acier et l’aluminium européens… De quoi se poser la question d’un fléchage par Bruxelles des contre-mesures vers une victime expiatoire : les vins et spiritueux français.
Bouc émissaire ?
« À Bruxelles ou à Paris, on prend des décisions qui conduisent de façon annoncée, assumée et mécanique à rayer 70 000 emplois de la carte pour le seul cognac » constate Christophe Veral. « Sur le cas chinois comme sur le cas américain, on a des décisions européennes mais des rétorsions, des représailles qui touchent des produits très majoritairement français » analyse Raphaël Delpech, pour qui « c'est avant tout gouvernement français d'agir pour nous protéger. On en appelle à la Commission européenne pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui soient surexposés et qui aient à payer pour des décisions communautaires. »
Les autorités françaises et européennes ont désormais l’occasion de se distinguer avec des opportunités de résolution des conflits chinois et américains. « Les 10 jours qui viennent sont décisifs » pointe Florent Morillon alors qu’une visite du ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, est annoncée pour les 27-28 mars prochains. « Nous demandons qu'à cette occasion il demande l'arrêt total de cette procédure injuste et donc l'arrêt des droits intermédiaires » indique le président du BNIC, qui demande que « dans la foulée, le Premier ministre, comme s'y était engagé le président de la République, au mois de novembre, se déplace en Chine pour solder définitivement ce dossier. Que nous puissions passer à autre chose sur la Chine. » Pour en finir avec l’escalade avec les États-Unis, c’est « à notre gouvernement et à l'Europe de retirer les vins et spiritueux américains de la liste de l'Union européenne en mesure de rétorsion vis-à-vis du conflit sur l’acier et l’aluminium » indique Florent Morillon.


Ayant multiplié les rencontres à haut-niveau en une année, les représentants de Cognac ne veulent plus d’écoute empathique, mais des actions. Sans écarter des réactions s’il n’y a pas d’avancées, la filière charentaise ayant manifesté mi-septembre contre l’enquête antidumping chinoise. Aucune action n’est évoquée, mais « si rien n'est fait, nous ne nous laisserons pas crever en silence » prévient Anthony Brun, pointant que depuis « 15 mois on parle, mais on ne nous écoute pas. C’est dramatique ce qui est en train de se passer. » La fragilisation concernant les viticulteurs et les négociants. « J'ai quand même l'impression qu'aujourd'hui, on considère que derrière le cognac, il y a un négoce composé de grandes maisons qui seraient en capacité d'absorber et de supporter les conséquences de la situation. Ce n’est pas le cas » prévient Patricia Gaborieau. La demande de la filière charentaise ne concerne que la suspension des taxes, pas la moindre mesure de compensation précise Raphaël Delpech : « on veut continuer à vivre par nous-mêmes. Si la discussion doit s'engager à un moment [sur une compensation], elle sera simple, le filet de sécurité devra compenser la perte, elle sera de 2 milliards d'euros. » Ce qui semble inenvisageable dans le contexte économique actuel : alors autant agir pour éviter ces pertes économiques pour le BNIC. « On ne demande pas l’aumône. La France et l’Union Européenne nous ont emmené dans un monde qui n’est pas le nôtre, ils doivent nous en sortir » résume Christophe Veral.
Déployant dès ce millésime un plan d'adaptation du vignoble charentais avec un outil d’arrachage temporaire conçu face aux taxes chinoises, le BNIC doit désormais envisager des conséquences encore plus fortes en cas de taxes Trump. « Si l’on perd au niveau de la filière Cognac nos deux principaux marchés, le plan B qu'on a travaillé, qu'on a construit avec l'administration, ne sera pas suffisant » prévient Anthony Brun. « Il faudra calibrer de nouveaux outils si malheureusement le gouvernement n'intervenait pas. Ça engendrerait une situation qui pourrait être catastrophique pour nous, mais pour les autres régions aussi » analyse Florent Morillon, notant que Cognac « protège aussi les autres régions. On gère de manière complètement autonome notre vignoble. On gère nos excédents quand il y en a. Quand il y a eu des grandes récoltes, par exemple il y a deux ans. Je pense que l'on doit être l’une des seules régions qui nous autogérons et qui ne demanderons pas un centime. Par contre, ce qu'on demande c'est qu'on nous laisse faire notre business. »
Concernant d’éventuels mouvements de manifestations, Florent Morillon estime qu’il faut traiter « chaque chose en son temps. Il n’y a rien dans les tuyaux à l'heure où on vous parle. La région réagira à la hauteur des résultats. » Photo : capture d'écran de la visioconférence du BNIC.
« Chaque maison est tenue par les contrats qu’elle a mis en place et se doit de les respecter » explicite Patricia Gaborieau, ajoutant que « certains de ces contrats comportent des clauses de baisse qui permettent de réduire les achats compte tenu des difficultés rencontrées sur les marchés. Et chacun des contrats prévoit des dates auxquelles les informations doivent être communiquées. Donc il n’y a pas de position globale du négoce. Chaque maison fera en fonction des engagements contractuels qu'elle a. Ce qui paraît évident, c’est que ce que l’on verra dans les 3 prochaines semaines sera déterminant pour pouvoir identifier ce qui va se passer à la fois sur le marché américain et sur le marché chinois. L'idéal serait évidemment de pouvoir annoncer suffisamment tôt [les baisses d’achat] pour que nos partenaires puissent se positionner par rapport à la conduite de leur vignoble, notamment l’arrachage ou pouvoir recourir au plan d'adaptation du vignoble charentais. »