l y a des choses qui ne changent pas. « Aucune production de luxe en France n'est soumise aujourd'hui à un tel contrôle que celle des vins fins et des eaux-de-vie de marque » écrit Joseph Capus en 1947 dans L’évolution de la législation sur les appellations d’origine (publié à l’époque par Louis Lamart et réédité en 2019 par les éditions mare & Martin). Alors président du Comité National des Appellations d'origine des vins et des eaux-de-vie (devenu l’Institut National des Appellations d’Origine, INAO, par décret du 16 juillet 1947, quelques semaines après le décès de Joseph Capus le premier mai 1947), l’ingénieur agronome parle en connaissance de cause : il a déposé la proposition de loi du 12 mars 1935 instaurant les appellations contrôlées quand il était sénateur de la Gironde. Des contraintes pour sélectionner et valoriser : car si « chacun des éléments de la production (sol, cépages, méthodes de culture) a été défini et imposé aux producteurs en vue d'obtenir toute la qualité requise par l'appellation », Joseph Capus rappelait que « ce contrôle […] n'a pas été imposé aux producteurs, mais bien réclamé par eux pour tenter de mettre fin à une crise des plus graves, provoquée par des abus sans nombre et dans laquelle allaient sombrer une des principales richesses de la France et une de ses gloires nationales ».
Défendant l’œuvre dont il est l’un des fondateurs (avec d’autres personnalités émérites, comme le baron Le Roy, premier président de l’INAO), Joseph Capus rappelle pour l’histoire qu’il s’agit d’une « législation qui […] n'est pas née d'une improvisation » mais « est le terme final d'une évolution qui a duré trente ans » après « une législation maladroite, ignorante des réalités, origine des émeutes les plus graves qui se soient produites dans l'Agriculture française ». Soit les révoltes de Champagne de 1911, ouvertes par la loi du premier août 1905 permettant de fixer par décrets d’administration publique les délimitations d’appellations viticoles (dont la délimitation de l’appellation Champagne du 17 décembre 1908, laissant la Marne insatisfaite et l’Aube exclue). Capotant également à Bordeaux, les délimitations purement technico-administratives pour lutter contre les fraudes en s’assurant de la seule région de production faisaient fausse route pour Joseph Capus.


« L'appellation d'origine n'est pas une simple indication de provenance ; il s'y attache une certaine idée d'originalité et de qualité » explique l’ingénieur agronome, pour qui « il ne suffit donc pas de garantir l'authenticité du produit, il importe encore d'en assurer la qualité, dans la mesure où elle dépend du sol et des cépages. Ces deux sortes de garanties auraient dû être liées dans la législation dès le début ; il n'en fut malheureusement pas ainsi. » Comme directeur de la station de pathologie végétale de Cadillac, Joseph Capus alertait lors du congrès de la Société des Viticulteurs de France de 1906 « sur le danger qu'il y aurait à accorder une appellation d'origine uniquement à cause de l'origine, sans tenir compte des garanties de qualité dues à ces facteurs naturels : le cépage et le sol. [Car] aujourd'hui que les marques d'origine seront défendues, il serait possible à quelques propriétaires, il faut bien l'admettre, de planter en cépages à grand rendement et de qualité médiocre certains sols impropres d'une région renommée ; ils auraient ainsi des vins d'une authenticité absolue, mais d'une qualité inférieure, capables de disqualifier la région. » Une prédiction que Joseph Capus a vu se réaliser, avec le surgreffage à Barsac de cépages rouges des palus en blanc pour se vendre en appellation Sauternes.
Les débats parlementaires sur la réglementation des appellations viticoles n’aboutissant pas à la veille de la première guerre mondiale, Joseph Capus pointe cependant l’apport précurseur du rapport rendu le 22 juillet 1914 par le sénateur Léon Jenouvrier (Ille-et-Villaine). « Les parlementaires ne voyaient pas que l'appellation d'origine n'est nullement une propriété privée qui appartient aux propriétaires d'un vignoble. Elle est une propriété collective, bien commun de tous les viticulteurs de la région, dont chacun peut user, mais dont aucun n'a le droit d'abuser » résume Joseph Capus.


La paix revenue, le traité de Versailles acte un principe de protection internationale des appellations d’origine. En France, une loi révisant leur gestion française est promulguée le 6 mai 1919 avec une avancée notable : l’ajout à la notion d'« origine » de celle « des usages locaux, loyaux et constants ». Mais la loi n’a pas défini ce qu’elle entendait par là soupire Joseph Capus, nommé député de Gironde en novembre 1919 (et éphémère ministre de l’Agriculture, de mars à juin 1924). Cette imprécision législative a laissé aux tribunaux une latitude d’interprétation. En 1925, la Cour de cassation estime que la loi ne précisant pas qu’il s’agit de qualité substantielle, « le mot usage ne s’applique pas à production mais à origine géographique » rapporte Joseph Capus. Résultat, « cette loi contre les fraudes était devenue génératrice d’une fraude nouvelle » s’agace le parlementaire rapportant qu’« ainsi du vin ne présentant aucun des caractères de celui pour lequel l'appellation a été instituée, put jouir néanmoins de cette appellation. Obtenu avec des "variétés" de vigne très différentes des anciens cépages usités, dont le bouquet ne rappelait en rien celui de ces derniers, issu d'une vendange récoltée sur des terrains jusqu'alors considérés comme impropres à la production envisagée, ce vin se prévalait légalement de l'appellation célèbre. »
Comme « l'appellation ne garantissait plus rien » avec des « hybrides franco-américains en Médoc et Bourgogne », le député porte le "projet Capus" qui est adopté chaque année durant les congrès nationaux des syndicats viticoles de France et d’Algérie de 1920 à 1925. Aboutissant à la loi du 22 juillet 1927, cette mobilisation permet de conditionner l’appellation à certains sols, cépages et aire de production consacrée par les usages locaux, loyaux et constants (avec l’exclusion des hybrides producteurs directs). Mais les conditions de rendement maximum et de degré minimum n’étant que facultatives, cette loi tronquée reste une avancée aussi insatisfaisante qu’insuffisante pour Joseph Capus. Si des appellations vont jusqu’au bout (comme Châteauneuf-du-Pape sur l’initiative du baron Le Roy), la production d’appellation s’emballe et des crus fictifs se multiplient par lacune réglementaire.
En résulte une flambée des volumes produits en vin d’appellation, passant de moins de 5 millions d’hectolitres en 1923 à 15,7 millions hl en 1934. Ce qui alimente un crise de la surproduction, marquée par le surproduction en Algérie (ayant beaucoup planté de vignes dans les années 1920). Passant par des essais d’organisation de la production pour les vins courants*, la sortie de crise des vins d’appellation ne peut passe que « par le contrôle de chacun des éléments de la production : le sol, les cépages, les méthodes de culture » martèle Joseph Capus. Qui l’a transcrit dans sa proposition de loi du 12 mars 1935 s’inscrivant dans un profond moment de crise (avec la dépréciation des vins et du foncier viticole, aboutissant à des arrachages et faisant écho à l’actualité).
Voté par le groupe viticole du Sénat puis le 15 juin 1935 par le congrès des associations viticoles de France et d’Algérie (présidé par le baron Le Roy), le projet est inclus dans le décret-loi alors en préparation sur le vin (en devenant les articles 19 à 25 du texte publié le 30 juillet 1935). Reprenant l’approche du sénateur Léon Jenouvrier (disparu en 1932), Joseph Capus défend l’appellation contrôlée « comme un bien national » à gérer par un comité réunissant représentants de la filière vin et pouvoirs publics (pour des décisions retranscrites en décrets par l’initiative du ministère de l’agriculture). Ce qui allait devenir l’INAO avait pour Joseph Capus la mission de « moraliser la production par une discipline professionnelle ».


Mais l’histoire n’est pas tout à fait finie… Les débuts des appellations contrôlées furent difficiles, entre hostilité du négoce et période de transition entre de nouvelles appellations contrôles et l’usage d’appellations simples déjà existantes. Un double système aboli par la loi du 3 avril 1942 imposant la seule appellation contrôlée. Une interdiction qui a fait immédiatement chuter la production de vin sous appellation contrôlée. Elle est passée à moins de 5 millions hl en 1946, quand il y en avait quasiment 15 millions hl produits en moyenne sur la période 1942-1945 (pour une production totale de 34,6 millions hl). « Si je rappelle ces faits, aujourd'hui sans importance, c'est pour montrer combien de difficultés se heurta au début la législation sur les appellations contrôlées et de quelle prudence il fallut user » se remémore Joseph Capus, pointant que « ce n'est nullement par un mouvement spontané que l'ensemble des viticulteurs de vins fins avaient accepté ou réclamé le régime de l’appellation contrôlée : c'est une élite seulement, plus clairvoyante, plus disciplinée, qui faisait école autour d'elle et dont l'action gagnait du terrain peu à peu avec le temps. »
En 1947, « il faut connaître, ou ne pas oublier, l'anarchie extraordinaire qui régnait, avant 1935, dans cette branche de notre production » note Joseph Capus, qui veut prévenir ses successeurs : « on peut être exposé en modifiant cette législation, sous prétexte de l'améliorer, à renouveler des expériences dont les résultats ont été désastreux [comme] la législation sur les appellations d'origine a souffert d'une suite d'erreurs procédant toutes de la même cause. Les travaux d'où est sortie au début cette législation avaient le grave défaut de méconnaître la réalité. Ils s'inspiraient de notions purement théoriques, livresques ou juridiques. Il s'agissait de régir des faits naturels et on voulait ne tenir aucun compte de la réalité. » Alors que « la question des appellations d'origine est inséparable de la notion de qualité et de celle de probité. Les deux choses se tiennent, car si le vin ne répond pas à la qualité que promet son appellation, l'acheteur est trompé. » Il y a des choses qui ne changent pas.
* : Comme la création du "statut viticole" encadrant les vins ordinaires hors appellation avec l’interdiction de plantation pendant 10 ans pour les propriété de plus de 10 ha, le blocage d’une partie de la récolte pour les producteurs de plus de 400 hl, la distillation obligatoire quand la déclaration de récolte dépasse un maximum fixé… « Ce n’est pas un exercice d’économie dirigée par l’État, mais organisée par la profession elle-même et les pouvoirs publics ne faisaient qu’entériner » relève Joseph Capus.