vec le départ de Philippe Leveau de son poste de directeur général adjoint, vous êtes désormais seul à la barre de Cordier by Invivo : quel est votre cap alors que les vents contraires soufflent sur les vins français ?
Thierry Blandinières : Philippe Leveau est parti depuis juillet pour des projets personnels. Nous nous sommes posés les questions de la réorganisation de Cordier et surtout de l’adaptation face à la crise pour passer cette période de turbulences, se remuscler et continuer le développement de l’entreprise. Nous avons fait l’analyse stratégique d’où nous devions mettre nos ressources financières et humaines pour orienter Cordier sur des marchés en croissance. Parce qu’il y a en a quand même !
Premièrement, nous avons créé une filiale dédiée au vin en vrac qui s’appelle SudVin, qui existait déjà, mais qui devient maintenant une filiale de l’union InVivo et dont Cordier devient un simple client. C’est un état d’esprit complétement différent. Sudvin est sorti de Cordier et s’engage à traiter le flux de nos coopératives adhérentes. Son métier est d’assumer le volume de nos adhérents pour le vendre dans tous nos canaux de distribution en France et à l’international. On parle de 600 000 hectolitres de vin, ce n’est pas rien !
La tête de pont d’Invivo dans le vin devient donc SudVin, quand Cordier prend une position plus secondaire dans votre structuration ?
Tout va passer par Sudvin. Il n’y a plus de lien à l’amont entre Cordier et les caves coopératives adhérentes. Elles apportent directement à Sudvin. Avant, Cordier et Sudvin achetaient en direct chacun de leur côté : ce n’était pas très lisible, ni compétitif en termes de logistique et d’optimisation des flux. Nous avons simplifié et mis en place cette organisation depuis janvier, qui a été confirmée avec des évolutions juridiques cet été. Sudvin est notre bras armé, avec comme actionnaires minoritaires nos coopératives (UCCOAR, Val d’Orbieu… voir encadré), qui n’ont plus de parts de Cordier, qui est devenu Invivo à 100 %.
L’idée est de devenir avec Sudvin un champion du vrac, qui est un marché d’avenir pour moi. Plutôt que d'exporter des bouteilles, on peut exporter des vins de qualité, les mettre en bouteille sur place, ce qui est beaucoup mieux pour la planète. Et a un intérêt à court terme d’écouler un maximum de la production de nos adhérents. Nous avons l’outil de Béziers dont l’équipe est dirigée par Éric Lanxade avec la mission d’assumer les volumes et les vendre au meilleur prix possible. Nous gagnons en lisibilité et en compétitivité pour les coopératives en amont. Ça veut dire que nous avons déjà un modèle économique qui est stabilisé en termes de performances et de comptabilité. Nous n’allons pas gagné des millions, mais avec ça au moins nous assurons le volume de flux avec un business model positif.
Cordier se concentre sur trois grands métiers. D’abord la marque de distributeur et le hard-discount sur des premiers prix, ce qui est très important sur notre usine à Trilles avec une équipe 100 % dédiée qui doit encore travailler sa compétitivité et sa productivité pour devenir un centre de profit.
De grands groupes du vin se désengagent des premiers prix en remettant en cause la rentabilité de l’entrée de gamme. Mais vous y voyez un centre de profit ?
Effectivement, tout ça n’est pas rentable, il faut le dire. Nous faisons le pari qu’après les turbulences nous pourrons retrouver un certain équilibre autour de ces marchés. De toute façon, il faudra qu’il y ait un opérateur qui s’occupe de ces volumes. C’est une vision à moyen et long terme où l’on se dit qu’il y aura un marché demain, même si l’on perd aujourd’hui. Sur ce marché, nous sommes prêts à nous associer avec d’autres opérateurs. En partenariat majoritaire ou minoritaire, tout ça reste ouvert.
Il y a trop d’outils aujourd’hui qui s’adressent à la grande distribution, il est nécessaire de restructurer. Nous avions commencé cette restructuration il y a cinq ans avec la fermeture de l’usine de Narbonne. Nous avons aujourd’hui Béziers, si des opérateurs veulent sortir des marques de distributeurs, ils sont les bienvenus pour créer une joint-venture. Tout le monde perd de l’argent, il y a trop d’opérateurs et tous les outils ne sont pas saturés, il y a une surcapacité. Je ne sais pas si mes concurrents font le même constat. Si l’on veut faire de cette crise une opportunité, c’est maintenant ou jamais. En tant qu’opérateur national, on se doit de montrer l'exemple sur ce marché de volume. On est prêt à composer avec d'autres pour faciliter la restructuration.
Lors de la dernière foire aux vins de Lidl, Cordier a fourni des Côtes du Rhône vendues 1,99 € la bouteille. Plus qu’un exemple, ces bouteilles ont suscité beaucoup d’émotion et d’incompréhension.
Il faut revenir à la position des acheteurs. Sachant qu’il y a des volumes à écouler, qu’il faut sortir le vin des cuves pour la prochaine récolte, beaucoup de monde est dans une logique de déstockage, qui n’est pas acceptable, mais que l’on voit partout. C’est même vrai pour les grands crus classés. Tout le monde a envie de déstocker pour faire du cash parce que les taux d’intérêt et frais de stockahe coûtent cher : mieux vaut faire une promotion à 12 % que de stocker à 12 %. Le distributeur en face dit lutter contre l’inflation et arrive avec des propositions qui ne sont parfois pas raisonnables. Il faut que l’on arrête et que l’on se remette dans une logique de prix de revient pour qu'on finance correctement cette filière et que les viticulteurs puissent continuer à produire et pas arracher.
Ce prix de revient pourrait-il être assuré par la loi Egalim, que la filière vin souhaite désormais intégrer ?
Je ne suis pas trop favorable de manière générale à Egalim. Ça fait longtemps que je travaille les relations avec la grande distribution. Quelles que soient les lois, il y a toujours cette logique de rapport de force entre une distribution très concentrée et des secteurs d'activité très atomisés, comme la viticulture. Donc on appelle l'État pour dire "écoutez, soyez gentil, laissez-nous vivre". Mais si on est dans un monde libéral, on doit faciliter la restructuration en amont et l’Autorité de la concurrence doit nous faciliter les choses. C'est ça aussi l'enjeu. Je suis dans la logique de faire le job qui est le nôtre, c'est-à-dire rassemblons-nous et préservons nos marges, ensuite il y a un marché en face. Si offre et demande sont équilibrées, finalement tout le monde trouve son compte. La distribution ne fait, quelles que soient les lois, qu'accélérer la déstructuration d'une filière qui ne s'est pas organisée.
Concernant les marges, ce début d’année le négoce Cordier a été condamné en première instance à 202 000 € pour « avoir fait pratiquer » au vigneron médocain Rémi Lacombe « des prix abusivement bas » (avec le négoce Ginestet, condamné à 152 000 €).
Il y a appel. Mais la loi Egalim ne s’applique pas au vin, si on regarde les textes l’interprofession n’a pas adhéré. On est condamné pour ne pas être Egalim sur une loi qui ne concerne pas la filière. Une fois que l’on a dit ça, on a dit beaucoup de chose. Cela veut dire que la justice pourrait anticiper des lois qui n’existent pas. Après, si je regarde les prix proposés, on n’a pas tordu le bras à la personne. Quand les gens viennent nous voir en nous disant qu’ils sont prêts à vendre ce vin parce qu’ils ont besoin de cash, et qu’après ils se retournent contre l’opération, je ne trouve pas ça très fair-play. Je n'ai pas d’autres commentaires.
Quand vous voyez les difficultés actuelles du marché du vin, vous demandez-vous ce qu’InVivo est venu faire dans cette galère en 2015 ?
On savait que ce serait un chemin difficile. InVivo est d’abord venu par solidarité : nous sommes des coopératives céréalières venues aider des caves coopératives. Nous avons quand même structuré un pôle. Devenir le troisième opérateur du vin français en cinq ans à partir de rien. On pensait quand même que le maché reculerait moins sur les vins rouges. C’est la mauvaise surprise. Mais on ne regrette pas. On pérennise SudVin, avec 600 000 hl et possiblement 800 000 hl. Ça montre bien qu’InVivo toujours là. Sur l’outil industriel, on essaie de voir comment trouver des partenariats. Même chose sur la partie aval, il faut réussir à se rassembler avec autres opérateurs marché par marché. Il ne s’agit pas de faire le grand soir et tout fusionner. Mais pourquoi pas avoir une marque distributeur commune ? Je tends la main.
Nous continuons de nous restructurer sur nos marques stratégiques. Par exemple sur le sans alcool avec la marque Bonne Nouvelle sur le site de Carcassonne qui va se spécialiser. Aujourd’hui on produit 5 millions de cols, on peut doubler très rapidement ce volume grâce à notre colonne de distillation à Arzens. Nous avons annoncé il y a peu au personnel que nous allons revoir le site et le réorganiser. Notre projet de croissance autour des vins sans alcool est de devenir le site de référence en France voire n Europe.
Vous pariez donc sur une montée en puissance des vins désalcoolisés, pas sur un débouché restant une niche ?
On pense que cela va se passer comme pour les bières. Ce n’est pas une niche, toutes les marques sortent une bière 0.0 : il se passe quelque chose. Le vin va s’inscrire dans cette tendance du sans alcool, dès l’instant où la qualité est là. Il ne faut pas que ce soit imbuvable. Pour adresser les tendances de consommation, notre marque Low matter what propose aussi des vins à faible teneur en alcool (6 à 9 °.alc).
Vous évoquiez l’adaptation industrielle de l’usine d’Uccoar à Carcassonne, quelle est la nature de ce plan sur l’emploi et d’autres sites seront-ils concernés à l’avenir ?
Dès l’instant où l’on commence à spécialiser le site sur le sans alcool, on va arrêter progressivement d’autres activités qui sont en perte (dont la partie premier prix qui va être rapatriée à Trilles). On se trouve en sureffectif et on l’a annoncé au personnel. On va voir les solutions qu’on leur propose. Ça concerne 29 personnes qui pourront être réalloués sur d’autres sites ou partir volontairement. Ce n’est pas un énorme Plan Sur l’Emploi (PSE), c’est de l’ajustement par rapport à un choix stratégique de spécialisation. Ça va bien se passer, comme lors de la fermeture du site de Narbonne qui avait concerné 160 personnes.
Autre marque stratégique, Café de Paris montre des signes de fatigue commerciale en grande distribution : quelle est votre stratégie pour relancer les volumes de la marque achetée en 2019 ?
On a voulu monter les prix trop hauts, on est sorti du marché et on n’a pas fait assez de promotion. On vient de revoir la politique de pricing et on se recale sur le marché. Le consommateur n’achète plus à 5 €, il faut revenir en dessous de 4,99 €. La décision a été prise en juin, on voit maintenant la différence dans les rayons. Nous avons un approvisionnement 100 % français, avec un drapeau sur nos étiquettes que nous avons refaites. Le marketing est peut être allé trop loin dans l’évolution de la marque, on repart sur une marque plus historique et visible en grande distribution.
Et que devient Cordier dans cette réorganisation ?
On revient à Bordeaux. Cordier réduit la voilure sur les petits châteaux, nous en gardons seulement quelques-uns stratégiques. L’idée est plutôt de vendre des marques. Je pense qu'il y a un vrai sujet au niveau des marques sur le Bordeaux. Ce n’est pas nouveau. Je le disais déjà en 2014, pour moi le positionnement de référence est Mouton Cadet, avoir des bordeaux à 10-12 € et pas moins chers avec des profils moins boisés et plus fruités. Demain, on peut faire évoluer le Bordeaux supérieur et Cordier va être repositionné sur ça. On verra avec les coopératives qui veulent nous accompagner. Ce n'est actuellement pas facile à Bordeaux. On va travailler un beau Bordeaux qui parle à l'international et qui monte en gamme sur un positionnement après des consommateurs de 10€.
Quelles sont les ambitions de votre marque Mythique ?
Le problème des vins du Languedoc est que le rouge est sous pression. Il faut voir comment repositionner nos vins avec le collectif en faisant plus de promotion de cette AOP. Notre marque a une belle histoire à promouvoir. Il faut rebooster la catégorie de l’appellation Languedoc. Nous prendrons notre part. Nous n’avons pas trop utilisé nos leviers à l’export pour Mythique, nous allons optimiser tout ça.
La crise des vins rouges fragilisent les opérateurs, par exemple la cave des Vignerons de Buzet qui vient de mettre un terme au partenariat de commercialisation en France avec Cordier...
Il n'y avait pas d'adhésion, cela concernait juste la commercialisation, parce que c'est une coopérative assez indépendante. C’est triste ce qui arrive à Buzet, mais aussi à Univitis. Les caves viticoles qui se sont adossées à des coopératives polyvalentes passent la crise parce que c'est la force des groupes derrière. Les coopératives complètement indépendantes sont sous pression de leurs banquiers actuellement. Il y a vraiment beaucoup de pression financière. Ça plaide pour une concentration. Franchement, c'est le moment de se mettre autour de la table et de travailler ensemble. Que chacun réfléchisse bien à mutualiser ses coûts. Il faut gagner en rentabilité aujourd'hui, alors qu’il y avait beaucoup d'aides et que chacun les utilisait pour créer sa chaîne de mise en bouteille, et cetera. Sauf qu'en face, il faut qu'il y ait un marché. Et le marché, il se dérobe.
En 2015, vous annonciez l'objectif d’InVivo de réaliser dans la filière vin un milliard d'euros de chiffre d'affaires pour 2025. Est-ce tenable ?
Bien sûr que ce n’est pas d’actualité pour l’année prochaine. Notre chiffre d’affaires s’est contracté, notre stratégie a évolué. En 2015, ce n’était pas la crise : à l’époque Bordeaux vendait en Chine, Cognac cartonnait aux États-Unis… Le marché ne s’est pas orienté comme prévu. Il faut être pragmatique. On pense que si l’on réussit à muscler nos équipes avec cette nouvelle organisation, on peut passer la crise. Qui peut durer deux à trois ans. On ne lâche pas le projet de contribuer à la structuration de la filière vin. On adapte juste notre organisation sous la pression économique pour être plus agile. On dit qu’il faut se réinventer dans une crise.
Représentant 23 caves coopératives, les 10 unions adhérentes à InVivo pour le vin sont Agamy (Beaujolais), la cave de Labastide (Sud-Ouest), Ocealia (Cognac), Rocca Maura (Côtes-du-Rhône), Saint Maurice (Cévennes), Les Terroirs du Vertige (Languedoc), Univitis (Bordeaux), Val d’Orbieu (Languedoc), Vendéole (Languedoc) et Vivadour (Sud-Ouest).