ans la filière vin, la production de sans alcool est sur toutes les lèvres : c’est à croire qu’il n’y a pas un producteur qui n’y pense pas. Mais vous souhaitez calmer les ardeurs en tirant le constat d’un marché proche de la saturation, ou en tout cas sursollicité sur certaines références.
Jérôme Cuny : Il est important de comprendre qu’il y a aujourd’hui un déséquilibre entre l’engouement des vignerons et le développement du marché. La production a changé d’avis en quelques mois. Des producteurs sont passés pour beaucoup d’une attitude de défiance vis-à-vis des vins désalcoolisés à une curiosité sur leur intérêt qualitatif et d’autres vignerons sont plus pris à la gorge par les difficultés et y voient parfois une bouée de sauvetage. Ce n’est pas la bonne approche de se dire que tout le monde a l’air d’en vouloir et qu’il faut en faire pour écouler les stocks. En se disant, "perdu pour perdu, autant désalcooliser ce vin". Ce n’est pas la bonne approche : si l’on n’est pas convaincu, on n’est pas convaincant.
Dans le même temps, la curiosité des consommateurs augmente. J’entends des clients dire qu’ils ont eu une expérience terrible avec un vin sans alcool acheté en Grande Distribution, mais qu’il y a tellement d’écho sur les réseaux sociaux et les médias qu’ils se disent qu’ils vont trouver mieux chez un spécialiste. La demande augmente, mais elle est à relativiser. Nous restons sur un marché de niche. Il explose certes, mais il peut s’écrouler aussi vite si on déçoit les consommateurs. Si les producteurs de la filière n’essaient pas d’être dans un effort de démarcation pour ne pas proposer un énième sauvignon ou merlot désalcoolisé, s’ils n’essaient pas de proposer une qualité supérieure, il y a le risque de décevoir le consommateur final. Avec une expérience malheureuse, il peut tout mettre dans un sac "à éviter".
Par un jeu de vase communicant, le surplus des vins rouges sans débouchés va-t-il devenir celui des vins sans alcool ?
C’est un danger. Il y a déjà un risque de surproduction de vin désalcoolisé. La Grande Distribution vient très lentement au sans alcool, mais leurs demandes restent classiques : beaucoup de volume et pour pas cher. Forcément, le vigneron rogne sur la qualité dans ces conditions et le consommateur ne peut être satisfait. Il y a un risque supplémentaire. Si un vin rouge est protégé par l’alcool pour se conserver, le vin sans alcool n’a plus cette protection et affiche une date limite de 2 à 3 ans. Si des producteurs font des hectos de vins désalcoolisés et qu’il n’y a pas de progression de la demande, tout le monde va être déçu. Le producteur comme le consommateur.
Comment se lancer efficacement dans la désalcoolisation quand on est producteur de vin ?
Nous sommes très peu sur le marché à avoir bâti une offre d’accompagnement des professionnels sur le vin partiellement et totalement désalcoolisé. Le collectif no/low, auquel j’appartiens, est un point de contact pour accompagner et fédérer les vignerons se posant des questions. Pour ma part, je propose de comprendre d’abord le marché. Il faut savoir qui sont les consommateurs. Des vignerons me disent que le consommateur de sans alcool est différent de leur consommateur habituel et qu’il faut lui proposer des choses différentes. Mais 80 % des clients qui poussent la porte de ma Cave Parallèle consomment des boisons alcoolisés et des vins : ils cherchent à réduire leur consommation d’alcool et à alterner les boissons. Ils cherchent le plaisir du vin, mais sans l’alcool. Ce qui fait qu’une proposition de boisson aromatisé à base de vin désalcoolisé avec du litchi et des fruits tropicaux n’a pas assez de marqueurs communs avec le vin. On ne répond pas aux attentes du client.
La première erreur est de pas comprendre le marché : il faut étudier la tendance et voir ce qui marche (qualitativement et commercialement). La deuxième erreur est de ne pas être fier de son produit désalcoolisé. Si je suis un vigneron ou une vigneronne, je dois être fier de mon vin alcoolisé et de mon vin désalcoolisé : si je le cache dans une nouvelle gamme, si je ne mets pas le nom du domaine, si je ne le signe pas… C’est que j’en ai honte et ça ne risque pas de marcher, sauf énorme coup de bol.
Vous appelez à ce qu’il n’y ait pas de honte, à ce que le vin désalcoolisé ne soit pas vu comme un sous-produit…
Des vignerons n’ont pas peur de s’engager, ils sont fiers et c’est la bonne approche. Il n’y a pas de honte à avoir, pour produire un vin désalcoolisé, il faut d'abord produire un bon vin avec un vignoble, un chai… Tous les investissements passés qui servent de base. Nous avons une locomotive médiatique bordelaise avec Coralie de Boüard, qui a engagé son nom, celui de son domaine et sa réputation dans la filière pour son sans alcool. Aujourd’hui, ne nous le cachons pas, il y a énormément de détracteurs du vin désalcoolisé dans filière. Ils étaient hostiles/détracteurs il y a 12 mois, ils évoluent en hostiles/curieux. Comme tout le monde en parle, il faut bien s’y intéresser. Je vois débarquer à la cave des sommeliers, vignerons, œnologues… Qui veulent comprendre les différences entre vin désalcoolisé, boisson aromatisée à base de vin désalcoolisé, profil vinique, 0,0%, moins de 0,5%…
Le marché du no/low est donc à un moment de quitte ou double pour vous ?
Ça peut exploser dans le bon sens ou complétement s'effondrer. La première raison est que si l’on commence à décevoir les consommateurs, c’est fichu, dans un moment où les médias relaient le vin désalcoolisé. Il ne faut pas doucher cette curiosité par des produits de mauvaise qualité sur le marché. Je dis à mes clients de ne pas acheter ce qu’il y en grande distribution : ça changera, quand la GD acceptera de vendre des vins désalcoolisés à 10 € et pas 4-5 €.
Si l’on fait évoluer de manière significative l’offre sans avoir en face une meilleure sélection de distribution, il n’y aura pas le bon choix de référence et de niveau de qualité. Il n’y a pas assez d’experts et de distributeurs qui sont vraiment connaisseurs des vins partiellement et totalement désalcoolisés. Des confrères cavistes s’y intéressent souvent, mais parfois de la mauvaise manière : ils changent d’attitude face aux demandes et l’impression de rater des ventes. Ils rentrent des références sans être convaincus ni experts, donc ils ne choisissent pas forcément de manière heureuse. Ces mauvais choix sont dommage. Si ça leur reste sur les bras, ils se disent que ça ne marche pas et ça grippe la machine pour nous tous. La demande existe pour de vrais bons produits sans alcool.
Le vignoble étant soumis aux règles de l’offre et de la demande, l’opportunisme est pourtant indissociable d’une stratégie d’entreprise viable…
L’opportunisme n’est pas mauvaise chose en soi. Evidemment qu’il y a un effet opportuniste, et c’est une très bonne chose. De manière manichéenne, il y a le vigneron se disant que ça se développe et qu’il faut peut-être y aller en ne s’y intéressant que par opportunisme de marché ; et il y a le vigneron qui suit la bonne voie, en se disant que si ce n’est pas son choix au départ, certains ont l’air d’avoir réussi à produire des choses qualitatives et qu’il faut voir comment faire pour produire quelque chose de bien. On peut partir du pur opportunisme pour avoir ensuite une vraie démarche de vigneron et de vigneronne qui aime ses produits. Ne mettez pas sur le marché des produits bâclés pour répondre à des injonctions de business.
L’appel d’air de la valorisation du vin bio il y a quelques années a également causé une explosion de l’offre et une chute des prix…
Il faudrait voir à ne pas répéter ces erreurs. Il y a du business à faire, mais autant le faire correctement dans de bonnes conditions. Il y a des domaines qui vendent beaucoup de sans alcool en comprenant les demandes de leurs consommateurs.
Le sans alcool était à l’origine critiqué comme faisant le jeu de l’abstinence en général et du Dry January en particulier, désormais la filière a-t-elle changé de fusil d’épaule en y voyant une réponse à un changement sociétal ?
C’est un enjeu de société. Et la filière vitivinicole doit s’en emparer pour apporter une réponse, sinon l’industrie le fera avec de la chimie. Il faut que les vignerons comprennent que tout leur savoir-faire est nécessaire pour faire du vin désalcoolise. Plutôt que d’y voir un reniement de leur ADN, c’est une extension de leur gamme. Un client me rapportait qu’il était autant déstabilisé par son premier vin sans alcool que sa première fois avec un vin nature. Dans les deux cas, la bouteille ressemble à quelque chose de connu et il y a le terme vin, mais dans les deux cas c'est déstabilisant dans le verre. Il faut comprendre qu’il s’agit d’alternatives. Il y a des points communs, mais aussi des différences. Si je m’attends à avoir exactement la même chose que sur un sans alcool, je serai déçu. Mais si je me dis qu’il y a des marqueurs communs et des différences, je peux découvrir. Retirer l’alcool dans un vin, ce n’est pas anodin.