Jean-Marie Cardebat : Je crois que les mots ont leur importance au contraire. La sémantique sous-tend une philosophie d’action. Or ces actions peuvent être adaptées ou pas à l’identification d’un problème. Ici quel est le problème : une baisse des ventes qui s’accélèrent depuis le Covid et qui fait gonfler les stocks dans beaucoup de régions productrices. Le raisonnement implicite qui est fait est donc que l’offre est trop élevée au regard de la demande. Ce constat, basique, mérite cependant d’être étayé. Car il faut poser le bon diagnostic pour mobiliser les bons instruments d’action.
Fabrice Chaudier : L'analyse de la sous production mondiale se base sur les données chiffrées de l'Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV). Il ne s'agit pas de jouer sur les mots, mais bien de tenir compte de cette réalité macro-économique même si, et c'est une évidence, le producteur ne la perçoit pas.
Pour la France et en simplifiant, elle produit 45 à 50 millions d'hectolitres de vin par an, en consomme 25 millions hl et en exporte moins de 14 millions hl. Cet écart lui pose un problème, mais si elle avait maintenu sa part de marché à l'international du début des années 2000, elle devrait en exporter 7 millions hl de plus. N'est-ce pas là le problème prioritaire, cette sous-vente, bien plus qu'une discutable et supposée surproduction ?
Jean-Marie Cardebat : Il y a dans le décalage actuel entre l’offre et la demande une composante conjoncturelle et une composante structurelle. La baisse de la demande s’explique en effet en partie par des facteurs économiques conjoncturels. L’inflation récente et la dégradation de la situation économique dans la plupart des grandes régions consommatrices pèsent négativement sur la consommation de vin qui est très sensible aux revenus des consommateurs et aux prix des vins. De nombreux travaux économiques documentent ces élasticités prix et revenu de la demande de vin. On oublie trop souvent que le marché du vin est très sensible aux conditions macroéconomiques mondiales. Et je pense que du coup on minimise la part de la conjoncture sur la baisse actuelle de la consommation. On peut espérer que la fin 2024 et l’année 2025 marquent une certaine reprise économique et un tassement de l’inflation propice à une reprise des ventes. Mais de ce point de vue la situation chinoise reste préoccupante et un rebond chinois me semble très incertain.
Cependant, les facteurs structurels de la crise actuelle sont vraisemblablement profonds aussi. Ils tiennent pour l’essentiel aux changements de préférences des consommateurs entamés depuis une dizaine d’année. En substance, ils veulent moins de vin rouge, plus de blanc, de bulles et de rosé (particulièrement en France et aux Etats-Unis). Ces évolutions sont bien connues et documentées, elles ne prennent personne en traître au dernier moment. Une partie de l’offre se trouve donc inadaptée par rapport à cette nouvelle demande. L’autre grand élément structurel qui justifie une baisse généralisée de la consommation est sans doute plus pernicieux. Il s’agit du nouveau paradigme de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) disant que l’alcool tue dès la première goutte. Et donc que le vin tue dès le premier verre. Ce discours abondamment relayé par les agences nationales arrive dans une période post covid où les préoccupations de santé sont fortes. Il trouve un écho important dans les populations. Ce n’est pas que la consommation de vin qui est en cause, mais celle d’alcool en général. La conjonction de ces deux facteurs structurels et de la conjoncture économique explique pour l’essentiel la crise actuelle.
Si le négoce peut décider de ne plus acheter faute de marché, le vignoble ne peut produire indéfiniment à découvert faute de rémunération suffisante : comment cette réalité économique basique s’inscrit-elle dans votre vision macroéconomique d’un monde manquant de vin et ne devant pas arracher de la vigne ?
Fabrice Chaudier : Admettons donc que le négoce n'achète plus, ce qui est encore loin d'être le cas. Si un opérateur (intermédiaire ou distributeur) n'est plus en capacité de vous permettre d'écouler vos produits, que vous êtes dans un contexte potentiellement porteur, il convient d'en changer, de faire les efforts commerciaux pour trouver où sont et qui sont ceux qui approvisionnent le marché et revendent les vins aux consommateurs.
Il ne s'agit pas d'opposer qui que ce soit, tous peuvent trouver leur place ; il ne s'agit pas non plus d'opposer macro et micro-économie. De façon claire, chaque décisionnaire, chaque chef d'entreprise peut agir plus efficacement en connaissance de son environnement économique, pas à contre cycle. Et au final, chacun reste libre de ses choix et de sa stratégie.
Nous ne sommes là que pour générer un débat trop souvent occulté et l'alimenter sur la base de faits et de données objectives.
Jean-Marie Cardebat : L’arrachage définitif est-il vraiment une solution à la baisse de la demande d’alcool ? Ce n’est pas si sûr. Déjà c’est une réponse très défaitiste et de dernier recours. Ne faut-il pas d’abord, avant de détruire le potentiel productif, explorer les pistes du vin sans alcool ? Vaste débat qui mérite d’être posé et analysé avec des arguments techniques mais aussi commerciaux. Au regard des tendances sociétales actuelles, ce marché a un énorme potentiel. Un parallèle peut être fait avec le café décaféiné, qui représente selon les sources entre 15 et 20 % du marché mondial du café.
Le maître mot à l’échelle collective est donc l’adaptation à la demande car les changements actuels sont profonds, comme dans bien d’autres secteurs. À une échelle macroéconomique, les aides publiques doivent donc être orientées vers cette adaptation, plus que vers la destruction du potentiel productif. Les aides sont à mon sens trop concentrées vers l’amont de la filière (la production) alors qu’une partie de la solution concerne l’aval (la commercialisation et le marketing).
A une échelle micro, celle de l’exploitation, les choses sont différentes. L’arrachage est parfois une solution de sortie nécessaire et la politique actuelle permet d’offrir cette solution. C’est utile quand une exploitation n’a plus les moyens humains et financiers de se lancer dans une stratégie d’adaptation. L’arrachage prend ici une dimension plus sociale qu’économique. Il est en cela légitime.
Concrètement, les vignobles qui veulent arracher ont souvent bénéficié d’aides au stockage privé ou de distillation pour préserver l’outil de production. Faudrait-il continuer à rémunérer le stock ou le passage en chaudière pour préserver le potentiel viticole ?
Fabrice Chaudier : Préserver le potentiel de production (aide au stockage ou distillation) ne constitue pas une politique, mais des mesures sociales de court-terme. Elles sont ou ont pu être indispensables, mais si elles s'accompagnent d'une démarche de reconquête des parts de marché perdues. Je rappelle que la France est le seul des principaux pays producteurs exportateurs à ne jamais avoir adopté de stratégie nationale commune : combien doit-on produire, exporter, avec quelle identité commune, etc.
Surtout, pourquoi ne pas mettre en œuvre des mesures pour favoriser la transmission des terres (vers les jeunes, par rachat par des fonds d'investissement, etc.), pour réguler le vrac (par une place de marché dédiée)... Je ne suis pas économiste mais Jean-Marie Cardebat qui préside l'Association des Économistes du vin au niveau européen peut déployer et expliciter toutes leurs pistes alternatives.
Jean-Marie Cardebat : La question est alors de savoir comment lutter contre cette crise. Arracher des vignes est un instrument parmi d’autres. Comme indiqué avant, il répond à un seul des facteurs de crise : la baisse généralisée de consommation d’alcool. Pour le reste, l’arrachage définitif n’est pas une réponse adaptée aux variations de conjonctures, par nature volatiles. Si la conjoncture se retourne en 2025, aura-t-on assez de vin dans les prochaines années ? Nul ne peut répondre, mais souvenons-nous qu’en 2013 et 2017, années de faibles récoltes liées au climat, plusieurs médias anglo-saxons avaient titré sur la pénurie de vin.
L’arrachage définitif n’est pas non plus une réponse adaptée aux changements de préférences. L’enjeu est ici de faire des vins qui plaisent aux consommateurs, pas de faire moins de vin. Il faut adapter l’outil de production, pas le détruire. Est-ce qu’arracher fera mieux vendre les vins rouges de certaines régions françaises aux consommateurs mondiaux ? Poser la question c’est déjà y répondre. Il ne faut donc pas attendre de miracle économique lié à l’arrachage. Tout au plus une pause sur la baisse des prix au producteur, salutaire à court terme, mais éphémère. Surtout, il ne faudrait pas qu’une telle mesure empêche de s’attaquer au problème plus crucial de la commercialisation.
L’adaptation du vignoble à la demande des marchés en vins plus légers/frais impose des investissements dans le vignoble et les caves qui semblent difficilement envisageables dans la conjoncture actuelle : comment adapter l’offre avec peu de moyens ?
Jean-Marie Cardebat : Le problème vient de l’inertie des décisions. La plupart des politiques stratégiques, à l’échelle collective comme individuelle, se prennent dans l’urgence, pendant une crise. La vision stratégique consiste justement à identifier les tendances naissantes, les signaux faibles comme l’on dit en prospective, pour articuler une stratégie dont la pertinence se révèlera cinq ans plus tard. C’est notamment ce que nous cherchons à faire dans la Chaire d’économie du vin de l’INSEEC.
Aujourd’hui, il est en effet plus difficile d’agir. Pour autant cette adaptation doit être faite. Il faut donc demander des aides financières allant dans le sens de cette nécessaire adaptation, il faut imaginer des regroupements, de la coopération, du collectif pour amortir ces coûts d’adaptation. Mais il faut aussi envisager des actions purement marketing pour commercialiser différemment des vins existants. Peut-être que dans un packaging traditionnel certains vins ont du mal à se vendre, essayons un conditionnement différent, plus moderne, avec un plus faible volume (15 cl, 20 cl, 25 cl, on parle de cannettes bien entendu) pour accompagner la tendance à la modération et le fait que certains consommateurs, vivant seuls, peuvent être rebutés par l’achat de 75 cl alors qu’ils souhaitent un verre. Les recettes marketing existent. Réduire le volume, c’est baisser le prix facial pour le consommateur qui achète du vin, mieux répondre à son besoin de modération, et c’est aussi augmenter le prix au litre. Ce dernier point est crucial.
Dans l’urgence, il y a donc des actions pas si coûteuses et rapides à mettre en place sur le plan marketing. Sans oublier de changer sur le fond bien entendu, mais cela prend un peu plus de temps.
Fabrice Chaudier : Qu'est-ce qu'adapter l'offre ? Existe-t-il une recette produit qui induise une réussite commerciale ? Je ne l'ai jamais constaté. Un vigneron vend ce qu'il produit et il est responsable de la qualité de ses vins. Faisons-lui confiance au lieu de commencer par le culpabiliser, "si vous n'y arrivez pas c'est parce que vos vins ne sont plus en phase avec les attentes des consommateurs". S'il doit mieux les connaître, les prendre à témoin, repartir de leur vision du vin, aidons-le plutôt à mieux gagner sa vie pour qu'il puisse maintenir son niveau d'exigence amont, ne pas céder à la moyennisation ou à l'uniformisation.
D'autre part, la filière française dispose de moyens considérables au travers des enveloppes de l'Organisation Commune du Marché vitivinicole (OCM vin) ou des Cotisations Volontaires Obligatoires (CVO). Pourquoi ne pas réorienter cet argent, dont une bonne part vient de la poche des vignerons, vers l'aval, vers l'innovation et son transfert ? Là encore il s'agit de faire des choix, sans toujours reproduire les mêmes.
Si vous pouviez piloter la stratégie de la filière vin, quelle serait-elle ? Quelles seraient vos demandes de soutien au gouvernement ?
Jean-Marie Cardebat : La réorientation des aides vers l’adaptation, l’accompagnement de la filière par les pouvoirs publics pour investir dans des outils qui peuvent aussi être collectifs (pour le sans alcool par exemple, etc.). Car l’atomicité du secteur peut poser des problèmes en termes de réaction stratégique.
La filière répond aux urgences des viticulteurs en difficulté, en cela elle est efficace car les résultats sont là à travers les aides (distillation, arrachage). Au-delà, Les pouvoirs publics doivent aussi sacraliser un secteur constitutif de notre culture, de nos territoires et de notre économie. Or ce secteur est attaqué de toute part, il me paraît nécessaire d’en faire une exception culturelle. Il faut en finir avec l’immense hypocrisie qui consiste à vouloir interdire tout ce qui, dans certains cas d’usage, peut générer des externalités négatives. Car c’est une croisade sans fin ouvrant la porte à tous les extrémismes et qui se révèlera à terme assurément contreproductive.
Fabrice Chaudier : Je ne suis pas un politique ni un syndicaliste. Par-là, je veux dire que je ne prétends pas en avoir les compétences. Au travers de ce que je viens de vous dire, je peux juste énoncer ce qui me paraît prioritaire : dans l'urgence, prenons des mesures pour éviter la misère et le désespoir ; puis, pour comme je l'ai évoqué, permettre aux vignerons de bien vivre de leur travail, soutenons la sauvegarde qualitative de leurs parcelles, de leur identité unique donc de leur origine, la transformation agro environnementale propre à faire face aux catastrophes climatiques et la mise en marché. Allons chercher des jeunes dans les collèges et lycées pour leur faire connaître les métiers de la vigne.
Bâtissons une stratégie collective.
Comment réagissez-vous aux vignerons qui estiment que vos analyses sont provocatrices et possibles parce que « les conseilleurs ne sont pas les payeurs » ?
Fabrice Chaudier : En remarque préalable, je n'ai pas croisé de producteur qui m'ai fait ce reproche. Je suis ouvert à la discussion, la polémique me semble stérile et de toute façon, je ne suis pas un conseilleur. Au terme de consultant, ce qui n'est déjà pas la même chose, je préfère celui d'accompagnateur. Je m'implique dans un temps long. J'aide et je soutiens.
Pourquoi montrer des études, statistiques ou analyses publiées par les organismes internationaux reconnus et en discuter, paraît provocateur ? Pourquoi, pour ne citer qu'un exemple, découvrir que la grande distribution ne pèse plus qu'un tiers de la consommation de vin en France alors même que toutes nos décisions collectives se basent sur ses panels, est aussi choquant ?
Voilà ce qui devrait plutôt nous interroger.
Jean-Marie Cardebat : J’entends le désarroi dans ces critiques. Mais elles me font réfléchir aussi. On ne peut parler dans le vague face à des situations de détresse économique. Ce serait en outre manquer de déontologie pour un universitaire. Donc mon raisonnement est construit. Il repose sur des mécanismes économiques reconnus et des travaux de recherche publiés dans des revues sélectives sur le plan académique. Ce ne sont pas des paroles en l’air. Mon métier m’incite cependant à avoir du recul, une focale ouverte. C’est la situation générale et les mécanismes globaux de marché que j’étudie, pas les mécanismes micros et opérationnels à l’échelle de l’exploitation. C’est cela qui peut donner une impression de cynisme et être vécu comme une provocation. Ce n’est en aucun cas une action délibérée de ma part, bien au contraire.
Mes travaux sont positifs pour aider la filière à réfléchir à sa stratégie globale. Ils n’ont pas d’autres buts que d’aider. J’ai souvent écrit pour défendre la filière. Je vous renvoie notamment à un article que j’ai publié dans Le Monde pour défendre la filière face à la montée de l’hygiénisme en 2018, justement au moment où l’OMS changeait de paradigme. Je pense enfin que le dialogue et que les regards différents permettent d’évoluer dans sa pensée et de l’enrichir. J’essaie justement d’apporter un regard différent en tant qu’économiste. La filière en fera ce qu’elle voudra ensuite.
Après avoir marqué les esprits lors de l’assemblée générale du syndicat des vins IGP Pays d’Oc le 19 janvier dernier, les deux experts ont déjà inspiré des représentants de la filière. « Les Français consomment de moins en moins de vin ? Faux ! » lance un communiqué de presse du 8 février par les Vignerons Indépendants de France, indiquant que « les statistiques traditionnelles se basent sur la seule consommation en Grande Distribution et occultent le fait que 2,1 millions d'hectolitres supplémentaires ont été consommés en France entre 2020 et 2022 (source OIV et FranceAgrimer), avec une prédominance des circuits traditionnels tels que les cavistes, les restaurants et les ventes directes qui représentant deux tiers des ventes de vin. »