Jacques Lurton : Aujourd’hui, en tant que vigneron adhèrent au syndicat de Bordeaux et à celui de l’Entre-deux-Mers ayant travaillé plus de 35 ans dans le Nouveau Monde, j’ai une vision très différente de tout ce qui se fait actuellement à Bordeaux. Nous avons sérieusement besoin de nous renouveler et je ne suis pas le seul à la penser. Quand je parle avec mes collègues viticulteurs, il y a une grande nécessité de renouvellement. Le système est à bout, on a tout essayé et cela ne marche plus. Il y a une grande détresse dans les Bordeaux génériques mais pas seulement, malheureusement, d’autres appellation de notre région ne sont pas épargnées par cette crise sans précédent.
Ceux qui souhaitent le changement ne le voient pas sans un renouvellement des personnes qui conduisent notre politique viticole. Difficile de les contredire : comment devenir inventif, imaginatif, créateur, quand on ne l’a pas été depuis tant d’année, Quand vous prenez les équipes en place depuis 20 ans, comment par un coup de baguette magique peuvent-ils porter le changement et devenir plus innovateurs qu’ils ne l’ont été par le passé qu’ils incarnent ? On a besoin de se réinventer et de trouver une nouvelle direction, une nouvelle façon de procéder.
On est à un moment historique où il y a besoin de proposer autre chose.
Fin 2022 vous proposiez un impôt révolutionnaire pour financer l’arrachage (avec une participation des appellations prospères), vous portez désormais une révolution culturelle ?
Mon impôt révolutionnaire, malheureusement ça n’a pas marché. On m’a dit qu’il était impossible de financer l’arrachage par le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) que l’argent collecté par les Cotisations Volontaires Obligatoires (CVO) ne pouvait servir à financer l’arrachage. Cependant, cela avait déjà été fait dans un passé récent et tout d’un coup on s’aperçoit que le CIVB est capable de sortir 19 millions d’euros pour financer de l’arrachage. Il y a un double discours.
Nous ne pouvons plus compter sur l’Europe, ni sur l’ État qui nous a complètement lâché pour régler nos problématiques locales. Nous devons devenir autonomes et gestionnaire de nos forces comme de nos difficultés.
Vous évoquez des vignerons portant de nouvelles propositions pour l’AOC Bordeaux, qui sont-ils ?
Je ne vais bien sûr pas vous citer des noms. Mais je rencontre beaucoup de monde dans mon secteur du canton de Branne. Le nom de mon papa, André, resonne dans beaucoup d’esprits, il a été un leader de son époque, il a su faire bouger les lignes, il n’avait peur de rien et surtout de personne. Le combat il en avait fait un métier, à son époque quand on avait quelque chose à dire on « ouvrait sa gueule » comme il aimait à déclamer. Les gens me parlent, car ils associent le nom de mon papa au mien et ont besoin de se sentir conforté dans leurs actions d’aujourd’hui.
Tous ces viticulteurs que j’ai rencontrés sont à bout. Cependant ils ne veulent pas renoncer, ils veulent vivre de leur métier qui les passionnent. Et ils sont prêt à passer par un bouleversement si c’est la seule solution pour s’en sortir. Car l’arrachage définitif pour eux ce n’est pas une solution. Se couper un bras est possible pour mieux repartir, mais tout laisser tomber, perdre son bien le plus cher qui est la terre, sa propriété, son cadre de vie, ses voisins, sa vie de village, tout cela est impossible. Surtout avec la misère financière dans laquelle le plan d’arrachage va laisser tellement d’ente nous.
Quelles sont les solutions ?
Aujourd’hui, le système nous enferme et nous oblige à produire un vin dont on n’a plus besoin. Pourquoi a-t-on un surplus à Bordeaux ? Parce que l’on n’est plus capable de créer le marché, de faire envie, de s’adapter rapidement. On ne dispose pas des outils pour réguler la production en fonction du marché. On a planté une vigne, et tous les ans elle pousse et produit, ensuite on est obligé de la récolter et de vinifier un vin dont on sait très bien qu’il n’aura pas de débouché. Puis on met en place une politique de distillation et on attend que la baudruche se regonfle… Il est important de rendre le système plus flexible, plus simple aussi car nous sommes dans un millefeuille de règles et d’organismes qui se contredisent et bloquent toute solution.
Il va donc falloir repartir d’une page blanche. Garder tout ce qui est bon comme nos valeurs, nos cépages et notre typicité, cependant il est possible de faire évoluer certains de nos produits pour les rendre plus attractifs, plus actuels pour aller conquérir un marché qui nous fuit. Nous ne pourrons repartir sans un changement radical de nos façons de procéder. Quand je compare les méthodes de production de certains pays du nouveau monde, ils n’ont qu’un objectif, vendre leur vin, et tout leur système est construit pour faciliter cette tâche.
Ici nous passons notre temps à nous tirer une balle dans le pied en nous mettant des barrières qui nous enlèvent toute réactivité. C’est une des raisons principales de cette crise sévère que nous traversons. Les réunions professionnelles ne servent qu’à essayer de régler des problèmes législatifs ou des règles compliquées et aucun temps n’est consacré aux idées, au développement ou aux marchés. Nous croyons que toutes ces règles vont protéger notre consommateur et rendre notre message plus crédible. Mais le consommateur n’en a rien à faire de tout ce cheminement compliqué que nous nous imposons pour lui, il veut du bon vin tout simplement. Et quand il trouve son bonheur dans un vin chilien, ou australien il ne se pose pas plus de question.
La consommation et l’intérêt pour le vin baissent. Il y a tout un tas de facteurs, mais on s’aperçoit que l’on est au bout du bout du système.
Quelles sont vos idées ?
Le bordeaux générique doit se réinventer avec des idées révolutionnaires, pas de petits changements. Pour moi, un des premiers problèmes est l’association de la marque au foncier. A quoi cela sert-il qu’un château ou domaine, soit propriétaire du foncier qui sert à produire son vin ? Si le raisin est vinifié, assemblé, marqueté par lui, n’est-ce pas suffisant. Que les marques de "château" soient obligées de mettre tout leur argent dans le foncier, puis dans la production de raisin ne laisse aucune ressource pour se placer sur les marchés.
Si le raisin était libre, beaucoup de viticulteurs pourraient être des producteurs de fruit et vivre de leur métier en ayant des contrats avec des acheteurs vinificateurs qui eux seraient dégagés de cette obligation de produire leur propre raisin. Chaque AOC de Bordeaux peut ne pas être en phase avec cette idée car elle pourrait aller à l’encontre de l’image que se font les grands crus, et libre à eux de ne pas se l’appliquer, cependant pour le "Bordeaux générique" cette flexibilité permettrait à chacun de vivre de son métier et surtout donnerait tellement de souplesse commerciale aux marques "château". Ce qui est incroyable, c’est qu’il n’y a pas besoin d’aller voir à l’autre bout du monde pour trouver un système comme celui-ci, il est déjà en place dans d’autres régions viticoles de France, tout aussi bien en Espagne ou en Italie.
Ensuite notre plus gros problème, c’est de résoudre l’utilisation de la marque Bordeaux. Cette dernière appartient à tous et ne peut être revendiquée par le syndicat majoritaire en volume, car elle entraîne une confusion des genres pour nos consommateurs. Le vin le moins valorisé de notre région porte comme origine/marque le nom qui est la propriété de tous et qui regroupe les AOC les plus prestigieuses. Il faut que les « Bordeaux génériques » trouvent une façon de se renommer. C’est primordial pour l’image générale d’un nom que le monde entier nous a envié et qui fait encore rêver tant de gens.
Puis pour devenir plus rentables et plus flexibles dans la continuité de la séparation du foncier et de la marque, nos règles de production au syndicat de Bordeaux devraient être un copier-coller de celle des vins de pays. Cela ne veut pas dire sortir des cépages qui font notre style et notre identité mais rendre le système plus souple et adaptable aux changements que nous subissons de façon toujours plus brutale depuis quelques années. Nous serions plus compétitifs vis-à-vis de ceux qui nous taillent des croupières sur les marchés avec des vins dont le consommateur se fiche par exemple de savoir s’il a été produit à 45 ou à 100 hectolitres par hectare.
Avec ces règles plus souples le bordeaux générique peut se réinventer et proposer des vins dans un style que les consommateurs vont apprécier.
De telles modifications vont demander des modifications importantes de réglementations nationales et communautaires…
Peut-être. Mais il ne faut pas se faire peur et aller de l’avant. Si on ne se pose pas les questions, on ne va jamais y arriver. S’il y a une vraie volonté du syndicat des vins de Bordeaux, qui mieux, que ses adhérents, peut avoir envie que ça fonctionne ? Quand je propose des idées combien de fois j’entends, "je ne crois pas que cela va être possible". Personnellement je ne crois pas à l’impossible et je suis intimement persuadé que ceux qui aujourd’hui ne veulent pas voir, le métier dont ils sont amoureux, disparaître, veulent croire qu’il y aura une possibilité de s’en sortir.
Dans les viticulteurs que je côtoie il y a un grand espoir, plein de jeunes avec des idées progressistes. C’est eux qu’il faut écouter, c’est eux qui doivent prendre les rênes et imposer leur avenir.
Briguez-vous un mandat pour porter ces projets ?
Je ne suis candidat à rien, c’est trop tard pour moi. J’apporte mon eau au moulin en essayant de participer, de réveiller les consciences : je veux juste être un vigneron de ma belle région de l’Entre-deux-Mers et de Bordeaux apportant ses réflexions.