i demain on rase gratis dans la touffe des vignes de Bordeaux, l’arrachage tient aujourd’hui du guichet de précandidature qui tourne pour certains à la déconfiture. Au moment de déclarer le devenir de parcelles sans marché ni avenir : vous prendrez une jachère pour 20 ans, des bois pendant 30 ans ou d’autres cultures (kiwis, oliviers, chanvre… pour ceux maintenant une activité viticole*) ? En enlevant déjà les quelques 2 000 euros par hectare de frais d’arrachage pour le barbier de ces vignes, la prime de 6 000 €/ha paraît soudain bien maigre à certains candidats qui veulent en finir et partir à la retraite. Personne n’espérait toucher un pactole avec l’arrachage**, mais au moins de quoi constituer au moins un pécule et pas seulement rembourser des dettes ou s’engager pour des décennies sur les parcelles qui leur pèsent déjà depuis des années. « Aux vertus qu’on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » pose Figaro dans le Barbier de Séville ou la Précaution inutile (Beaumarchais, 1775), qui lance aussi : « où je ne vois pas de profit je veux au moins du plaisir ». Les vignerons bordelais voulant arracher n’auront ni l’un, ni l’autre.
Nombre d’exploitants ciblés par ce dispositif d’arrachage se retrouvent désemparés face aux lourds engagements de la renaturation : un outil européen providentiel, enfilé au chausse-pied par la France pour donner à Bordeaux un ersatz d’arrachage primé, qui n’existe tout simplement plus. Voici donc l’arrachage sanitaire, répondant au besoin économique de recalibrage du vignoble sous couvert de lutte face à la flavescence dorée. « C’est faire à la fois le bien public et particulier : chef d’œuvre de morale en vérité » s’exclame Figaro. Mais comment faire pour que toute cette montagne n’accouche pas d’une souris ? Le risque existe qu’avec cette cote mal taillée, l’arrachage sanitaire ne soit pas un succès : que les propriétaires intéressés soient rebutés, et que la distillation redevienne prochaineement l’impérieuse nécessité qu’elle est aujourd’hui.
La situation est paradoxale, alors que les besoins d’arrachage sont sans doute plus conséquents que les 9 500 ha visés, mais que le manque de valorisation à l’hectare et le surplus de contraintes réduisent. « Vous avez lésiné sur les frais ; et dans l'harmonie du bon ordre un mariage inégal, un jugement inique, un passe-droit évident, sont des dissonances qu'on doit toujours préparer et sauver par l'accord parfait de l'or » déclare le fielleux Bazile dans le Barbier de Séville. « De l’or, de l’or ! Mais c’est le nerf de l’intrigue ! » rappelle plus prosaïquement Figaro.
Au fait, quels sont les besoins d’arrachage ? La seule enquête sur le sujet est celle de la Chambre d’Agriculture de la Gironde réalisée en début d’année. D’après elle, 1 300 exploitants viticoles sont en difficulté sur les 4 000 viticulteurs bordelais, ce qui représente 35 000 ha de vignes en difficulté : avec 18 400 ha dont les propriétaires souhaitent poursuivre l’activité viticole en réduisant leurs surfaces ou se diversifier pour gagner en rentabilité et 16 600 ha de vignerons souhaitant tout arrêter et de retraités ayant récupéré des fermages. Il faut rappeler que l’ampleur du mal être est criant : les données départementales indiquent que 70 % des agriculteurs ont un revenu inférieur au SMIC en 2021, les calculs de rentabilité économique du vin en vrac par le collectif des viticulteurs évoquent des ventes à perte quasi systématiques depuis plus d’une décennie…
Et pour l’avenir, les perspectives de déconsommation de vins rouges font conclure au service économique de l’interprofession que 7 600 ha seront à arracher dans une décennie. N’en serait-on qu’à l’enfance de l’arrachage ? La mission est donc loin d’être accomplie pour que Bordeaux soit redimensionné et serein pour son avenir. Faut-il réintroduire un arrachage primé dans les textes européens, permettre un arrachage différé incitatif pour réorienter des vignes de vin AOC rouge vers d’autres filières, créer de nouveaux outils adaptés aux demandes ? Dans tous les cas, ce ne sera pas facile, mais comme le dit Figaro : « la difficulté de réussir ne fait qu'ajouter à la nécessité d'entreprendre ».
Sans aides structurantes supplémentaires, le coup de rasoir de 2023-2024 ne permettra pas d’empêcher la repousse anarchique de crises. Ce serait alors le bourbier de ces vignes… Car avec « l’habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer » disserte Figaro.
* : Question récurrente dans le vignoble, que faire de ces produits quand ils seront disponibles ? Par exemple pour transformer les olives en huile.
** : Le collectif des viticulteurs demandait 10 000 €/ha. Sachant que le prix moyen de la vigne de Bordeaux rouge est tombé à 10 500 €/ha en 2022, contre 16 000 €/ha il y a 5 ans, d’après les derniers chiffres de la SAFER.