Fabrizio Bucella : Attention, on parle de 1 025 personnes interrogées et une faible différence statistique (51 % pour la bière, 49 % pour le vin). On a vu ce que les sondages ont donné aux dernières législatives françaises. En vérité, je suis étonné que cela arrive si tard. Le milieu du vin vit parfois dans une bulle. Hormis les campagnes, en contact avec le produit, les jeunes des villes se détachent du vin. Il faut aller les chercher avec les dents. Croire que le sang de la terre c’est comme le graal, les gens font la queue-leu-leu pour le contempler, c’est terminé.
De votre expérience, comment décrire le rapport actuel des Français au vin ?
Il est toujours difficile de répondre à cette question, surtout en une phrase. Le rapport est multiple, kaléidoscopique. Chacun entretien des rapports différents entre les moments de la journée, les moments de l'année (vacances, pas vacances), les cercles professionnels, d'amis ou de famille. Souvent, mes étudiants me rapportent que la transmission du vin ne se fait plus à la table familiale. Ils viennent chercher dans les cours sur le vin ce qu'ils ressentent comme un mystère joyeux : l'art de la dégustation. Ils veulent comprendre, s'initier et participer.
Dans les cours généraux de physique et mathématique, je côtoie tous les étudiants. Dans les cours sur le vin, il y a un biais de sélection forcément. Mes étudiants constituent une sorte de terrain d'études informel. À cet égard, j'enseigne beaucoup en France et rencontre des étudiants qui vivent dans le pays. Ensuite, même à l'Université Libre de Bruxelles, mes amphithéâtres sont constitués, pour plus de la moitié, d'étudiants français.
Depuis Roland Barthes, on considère que le vin est la boisson totem des Français (Mythologies, 1957). On pourrait voir le crépuscule de l'idole sous un double coup de butoir : des impératifs de santé (comme les conclusions de l’étude du Lancet en 2018) et des contraintes relatives à la conduite des véhicules automobiles (qui empêchent de boire ailleurs que chez soi ou obligent à commander un taxi).
« Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses trois cent soixante espèces de fromages et sa culture. C'est une boisson-totem, correspondant au lait de la vache hollandaise ou au thé absorbé cérémonieusement par la famille royale anglaise » écrit Roland Barthes. C'est beau comme l'antique, mais est-ce encore d'actualité ?
Votre question semble rhétorique…
Soixante-dix ans après Barthes, le point serait peut-être de recréer une nouvelle mythologie du vin. D'ailleurs les autres exemples de Barthes (lait des Hollandais et thé des Britanniques) sont totalement datés. Il n'en reste pas moins, qu'en 2022, si on doit citer une boisson associée à la France, cela reste le vin. Certes, on produit de très bonnes bières artisanales, des cognacs, whiskies et vodkas... Dame ! Le vin maille le territoire comme aucun autre produit, sauf peut-être le fromage, qui n'est pas une boisson.
La suite du texte de Barthes est intéressante, car il parle des fonctions du vin, notamment la fonction de conversation, de décor et de mythologie. Il opère aussi le distinguo entre son effet pour le travailleur manuel (« le cœur à l'ouvrage ») et pour l'intellectuel (« le vin lui ôtera de son intellectualité, l'égalera au prolétaire »). Enfin, et c'est le point le plus important, il met en avant que « croire au vin est un acte collectif contraignant ; le Français qui prendrait quelque distance à l'égard du mythe s'exposerait à des problèmes menus mais précis d'intégration, dont le premier serait justement d'avoir à s'expliquer. »
Si une personne ne consommant pas de vin lors d'un repas peut encore être amenée à se justifier, le constat de Roland Barthes semble dater…
Le vin n'est plus un acte collectif contraignant, certainement pas dans les métropoles (il peut le rester dans les régions de production). Le vin a été dénormalisé, il ne va plus de soi. Le nombre de consommateurs réguliers est passé de 51 % en 1980 à 16 % en 2015, sans-doute moins encore en 2022.
Là, on trouve un paradoxe, car si le vin était totem en 1957, il allait de soi. Par contre, en 2022, il n'est plus subi mais choisi, et il redevient en quelque sorte totem, mais un totem que l’on s’approprie, c'est n'est plus "le" vin mais "mon" vin. On discute du vin, on discute des caractéristiques, le totem est créé et non plus imposé. Disons que c'est un autre totem, mais le peuple autour du totem a changé aussi : tout change pour que rien ne change ? Oui et non, la centralité du vin est toujours présente, mais chacun son vin et Dieu gardera les siens.
Cette évolution touche-t-elle d'autres éléments évoqués par Barthes ?
Sur les autres points, les choses également ont changé. Le vin n'est plus considéré comme un aliment pour le travailleur, et certains vins sont devenus ce que j'ai appelé des archétypes, des vins dont on parle plus qu'on ne les boit : c'est le changement de statut du vin, décrit dans mon livre Pourquoi boit-on du vin ?. Aujourd'hui, plus que hier, l'intellectuel boit du vin pour participer à un autre univers. Il ne boit pas du vin pour qu'il lui ôte de son intellectualité, ni pour le ramener à une condition prolétaire. Les cours, les clubs de dégustation qui fleurissent dans toutes les universités et grandes écoles en sont l'exemple le plus frappant.
Le changement de statut du vin est réflexif, pour reprendre un terme de physicien. Autant le vin change de statut, autant celui qui le boit change également de statut : l'acte de boire fait partie intégrante de cette tactique. C'est la fin du vin de Barthes. C'est même l'inverse du vin de Barthes : le vin confine l'intellectuel ou le fortuné dans un monde à lui, inaccessible au vulgus pecum.
Le vin peut-il redevenir sans conteste la boisson préférée des Français ? Et notamment des plus jeunes ?
Pour dire le fond de ma pensée, il me semble que les jeunes font toujours société avec le vin, pas exclusivement avec le vin, mais en partie avec lui. Ils ne le font pas de la même manière que nous, et pas toujours avec les mêmes vins que nous. Au-delà de ces différences, les similitudes sont nombreuses, notamment la principale : à notre époque, on boit du vin pour accompagner un repas, le liquide accompagne le solide. Les extrémistes (j'en fais partie) font l'inverse, le solide accompagne le liquide, ils accompagnent le vin d'un repas. L'idée est celle-là. Le vin du casse-croûte et le vin du bistrot survivent, mais ils sont relégués, oubliés, dans les discours et les représentations.
On va filouter, on le fait tous bien entendu. On réintroduit le vin tout seul en loucedé. On prendra un petit verre pour l'apéritif, le fameux apéro. Parfois les verres s'enchainent et le repas n'arrive jamais. C'est en partie le modèle des bars à vin dans les villes : on boit et on picore. Quelque part, ce n'est pas verbalisé, pas assumé. Il y a toujours l'idée qu'on est dans le temps d'avant et que le temps d'après (le repas) doit suivre. En vérité, le vin de repas est cohérent avec les normes officielles : les recommandations de santé, la consommation responsable. La norme s'impose, elle a contraint le vin. Quel chemin depuis Barthes ! On nous répète à l'envi qu'il est meilleur de boire du vin en mangeant et avec des autres. Boire un canon tout seul et sans grailler semble incongru : l'ivresse est aux portes, la déchéance n'est pas loin.
Le mot de la fin en ce jour de fête nationale des Françaises et des Français ?
Le vin dure depuis plus de sept mille ans, cette chose ne va pas s'arrêter demain. On ne boit pas uniquement pour trouver de arômes improbables et disserter à l'envi sur une fragrance abstruse. Le vin est un psychotrope légal, sans-doute le plus puissant. Il aide à communiquer, à communier, avec nos semblables. Il nous transporte dans une autre dimension. Depuis le néolithique, il procure des moments plus sereins, plus joyeux, de petits bonheurs quotidiens. Le vin fait sens, mais le véritable sens est celui qu'on veut donner à sa vie.