etrouvant pour la troisième fois la présidence du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), le viticulteur Bernard Farges renoue avec ses discours chocs. Après la déclaration marquante d’avril 2016 (« la filière des vins de Bordeaux a pour objectif la diminution forte voire même la sortie de l’usage des pesticides »), voici celle du lundi 7 juillet : « nous bannissons les pratiques commerciales qui ne respectent pas la rentabilité des acteurs de la filière, nous travaillons à bâtir des outils qui garantissent des prix rémunérateurs pour les acteurs de la filière et pour tous les vins. Pour cela, nous participons activement aux évolutions des textes européens comme français dans le cadre de la loi Egalim. » Si la promesse gouvernementale d’un Egalim 4 des vins pour l’été n’a pas été tenue, il faut poursuivre rapidement plaide Bernard Farges, car « si la loi n'encadre pas cela, il y aura toujours parmi nous des acheteurs et des vendeurs pour tuer chaque jour un peu plus nos entreprises ». L’illustration en étant le récent débat suscité par Aldi sur les vins rouges AOC en promotion à 1,99 €.
Jugeant inacceptable « que des produits agricoles, des vins, soient, vendus durablement, voire massivement, en dessous des coûts de production », le président du CIVB se fixe un cap ambitieux pour « accompagner et piloter plus précisément notre filière » avec « des indicateurs de coûts et de suivi de marché solides, notamment en mettant en place la collecte des prix de vente de nos vins sortie filières. D'autres régions l'ont fait depuis longtemps, nous sommes enfin alignés entre nous pour créer cet outil afin de connaître notre marché avec les deux yeux ouverts et pas un seul œil regardant exclusivement le prix du vrac. »
Coprésidence d’union
Succédant au négociant Allan Sichel (voir encadré), Bernard Farges était le seul candidat pour le vignoble dans la logique d’alternance production-négociant des présidences du CIVB. Soutenu à l’unanimité par la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB), il a été élu par 43 voix sur 46 exprimées ce 7 juillet sur la base d’une feuille de route travaillée en concertation avec les négociants (Bordeaux Négoce). Les deux familles proposant « dès l'automne une modification des statuts du CIVB pour permettre la mise en place d'une co-présidence pour ce mandat, dès que nos statuts seront validés par l'Etat » annonce Bernard Farges, notant que si « certains pourront appeler cela un gadget, d'autres trouveront cela moderne et décoiffant. C'est seulement le fruit d'une volonté forte du négoce, dans un contexte de crise, et cela découle de la feuille de route co-construite par les deux familles, viticulture et négoce. »
Notant que cette union tient du mariage où l’on ne peut plus parler de deux familles mais d’une seule, le vigneron Stéphane Gabard, président des AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur, espère que cela permettra un travail aussi collectif que rapide pour assurer la rémunération des vins. Si la FGVB a porté pour les vins de Bordeaux un accord de durabilité pour les vins bio et HVE (l’article 210 bis de l’OCM vin travaillé par la coopération viticole et étudié pour l’IGP Pays d’Oc et l’AOC Côtes-du-Rhône), le négoce bordelais « a estimé que ce n’était pas le bon levier pour avancer » rapporte Stéphane Gabard, pointant que « nos viticulteurs dans cette détresse absolue ont besoin d’indicateurs, de mouvements et de choses fortes. Retroussons nos manches et trouvons rapidement les bons outils pour une juste répartition de la valeur tout au long de la filière. »


Figure du vignoble (avec les présidences du comité régional de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité, INAO, et du Comité National des Interprofessions des Vins, CNIV), la vice-présidence de l’Institut français de la vigne et du vin, IFV…), Bernard Farges reconnait que « le moment est difficile pour tous » et pointe que « les vents contraires s'additionnent et ceux qui se pensaient épargnés ne le sont plus dorénavant, ici à Bordeaux et partout ailleurs dans la viticulture française, voire mondiale ». S’il ne promet pas du sang et des larmes, le nouveau président du CIVB constate « des liquidations, des redressements, un paysage viticole et des territoires qui changent très vite, des emplois perdus, des entreprises exsangues à la viticulture comme au négoce, un tissu économique qui se dégrade et des villages appauvris, tout cela nous l'avons devant nos yeux ». Dans une spirale qui n’a pas fini de détruire : « devant nous aussi, ce sont des restructurations, des abandons, d'autres arrachages à venir, temporaires ou définitifs parce que ce train est lancé. »
Une locomotive dont Bernard Farges n’a jamais été loin des manettes critique le vigneron Thomas Fonteyreaud, représentant la Confédération Paysanne de Gironde. « Malgré la volonté collective exprimée et un ton plus incisif contre les abus et excès du marché, cette nouvelle élection reste à faible niveau de valeur démocratique et ne traduit pas le niveau de détresse sur terrain » pour le président de l'ADAR Sud Gironde, critiquant « le retour incessant des mêmes têtes est un mauvais signe qui devient lassant. Une grande partie de mes collègues ne se satisfont pas de ce changement dans la continuité. » Ils n’avaient qu’à se présenter glisse un élu du vignoble dans les couloirs de la maison Gobineau, pointant qu’« il y a de moins en moins de candidat pour tous les postes. Il est compliqué de motiver et de fédérer, tout le monde est accaparé par sa propre entreprise qui va plus ou moins bien… »
Sous surveillance
Le mandat de Bernard Farges ne sera pas facile reconnait Jean-Paul Ayres, élu de la Coordination Rurale de Gironde à la Chambre d’Agriculture de Gironde (CA33), qui lui indique clairement que l’« on surveillera ce que tu fais » et qu’au « moindre faux pas, attends-toi à nous voir devant le CIVB. » Les choses sont claires réplique Bernard Farges dans un sourire. Reconnaissant que son élection l’engage pour l’avenir des vins de Bordeaux, le viticulteur se fixe comme feuille de route les quatre axes du plan national Cap Vins, lancé par le CNIV qu’il préside : « réduire le vignoble, innover, relancer la consommation, soutenir les exportations ». Appelant à jouer toujours plus collectif sur la technique et la connaissance économique, Bernard Farges veut aussi que les activités de marketing et de communication des interprofessions soient mutualisées : « les directeurs et directrices des services de marketing de toutes les régions ne se connaissaient pas jusqu'à il y a quelques mois. Le travail a été entamé et le constat de la perte d'image et de consommateurs n'est pas fait uniquement chez nous à Bordeaux » pointe-t-il.


Si la conquête de nouveaux marchés fait consensus dans la filière vin, les moyens pour y parvenir font plus débat. « Nous aurons à faire des choix dans les semaines à venir sur les priorités que la filière viticole française voudra se donner au moment de défendre les futures enveloppes européennes dans le cadre de la future PAC (Politique Agricole Commune) » pose le président du CIVB, qui pose : « voulons-nous continuer comme depuis 15 ans à prioriser les installations de chais, les bâtiments, les chaines de mise en bouteilles ? Voulons-nous continuer à prioriser les aides publiques vers la restructuration du vignoble ? Ou voulons-nous utiliser davantage ces aides pour soutenir nos marchés et vendre plus de vin ? » S’ouvrant, le débat sur l’utilisation des 270 millions d’euros des fonds européens (OCM vin) s’annonce animé, mais « nos discussions bordelaises montrent que nous pèserons dans les décisions parisiennes pour investir plus massivement sur la promotion et l'œnotourisme, mais ce sera une bataille difficile » analyse Bernard Farges.
Concluant cette assemblée générale élective, le préfet de la région Nouvelle-Aquitaine, Étienne Guyot, indique se faire le messager d’une demande qui s’annonce également difficile à concrétiser. La mise en place de plans d’aide à l’arrachage définitif et à la distillation de crise conformément au souhait de la filière, un sondage de la CA33 indiquant que 600 viticulteurs pourraient être candidats à l’arrachage de 5 500 hectares de vignes. Ce qui serait conséquent alors que le vignoble bordelais a déjà perdu 18 000 ha (dont 13 000 ha par les aides du plan sanitaire régional à 6 000 €/ha et celui définitif national à 4 000 €/ha). « Je vais pouvoir faire remonter officiellement le besoin d’au moins 5 500 ha d’arrachages, ainsi que les demandes de distillation clairement évoquées » annonce Étienne Guyot. Le message sera dans tous les cas transmis à la ministre de l’Agriculture, Annie Genevard, qui doit recevoir ce mardi 15 juillet les représentants du vignoble inquiets et impatients à l'approche de vendanges s'annonçant explosives. « Le ciel ne s'éclaircit pas encore, nous le savons tous » pose Bernard Farges, rapportant que « nous assistons à une restructuration profonde et douloureuse de toute notre économie avec des drames familiaux et humains ».
Président sortant
Achevant ce lundi 7 juillet son deuxième mandat (étant président depuis 2022, après une présidence de 2016 à 2019), Allan Sichel tire le bilan de « trois années marquées par une conjoncture particulièrement éprouvante : une crise sanitaire mondiale, une déconsommation durable, des aléas climatiques sévères, et une instabilité géopolitique sans précédent. » Restant un optimiste invétéré, le négociant franco-britannique tient « avec gravité mais aussi avec espoir, réaffirmer ma confiance profonde dans l'avenir de notre filière ». Estimant que le vin de Bordeaux « saura, une fois encore, trouver les ressources pour s'épanouir dans le nouveau contexte mondial qui se dessine ». Alors que la crise économique plombe toute la filière, « je n'ignore rien des difficultés que traversent nombre d'opérateurs. Les témoignages que nous avons recueillis ces dernières années sont poignants et parfois bouleversants. Les situations économiques, souvent critiques » constate Allan Sichel, pour qui « nous devons aussi reconnaître ce qui progresse. Ce qui résiste. Ce qui se construit et les puissants atouts qui nous permettront de rebondir. »
Restant élu au conseil d’administration du CIVB, Allan Sichel en quitte le bureau. Son dernier conseil concerne « un point clé à améliorer : notre capacité à jouer collectif. Savoir unir nos forces, partager nos moyens, faire équipe, avancer ensemble et dépasser le plus petit dénominateur commun. Ce n'est pas encore dans notre culture, et cela veut dire aller contre nos habitudes, mais cela me semble indispensable pour gagner en efficacité et relever nos défis à venir. »
Lors de leur passation, Allan Sichel et Bernard Farges se sont mutuellement salués. « Nous connaissons tous son engagement, sa détermination et sa persévérance, même pour les causes les plus difficiles. Son opiniâtreté nous aura servi à de nombreuses reprises pour mettre en œuvre les actions les plus compliquées » déclare le premier du second. Qui lui répond : « Allan, tu incarnes l’écoute, l’ouverture aux autres, la disponibilité, l’engagement, le courage, la fidélité… Et l’élégance en toutes circonstances. »