près le placement en sauvegarde des Vignerons de Buzet, quelle est la situation financière de la cave coopérative ?
Yannick Villeneuve : Il faut avoir vision globale des choses pour ne pas mélanger les choses. Le passif global est de 36 millions d’euros. Au sein de ce passif, il y a 25 millions € d'endettement bancaire, essentiellement de l'endettement court pour le financement du stock. Dans la proportion de 20 millions € sur le court terme et 5 millions € sur le moyen et le long terme. Le reste du passif c’est les vignerons : 5 millions €, ce sont les premières victimes de la situation.
Ces 5 millions € sont leur rémunération ?
Yannick Villeneuve : Les vendanges sont payées sous 3 ans. Les vendanges 2021, 2022 et 2023 sont dans ces 5 millions €. Ensuite, vous avez 3 millions € qui représentent les impôts, 2 millions € pour les fournisseurs et 1 million € divers, dont l'indemnité due au précédent directeur qui avait été validéé par l'ancienne gouvernance. Et en face, on a 28 millions € de stocks et 5 millions € de postes clients (des créances dues par des tiers).
Donc le déficit de a cave coopérative est de 3 millions € (33 millions € d’actif moins 36 millions € de passif) ?
Yannick Villeneuve : L'impasse c'est 3 millions €. Sauf que les stocks sont évalués à 28 millions €, mais ils sont provisionnés très faiblement. Donc il est difficile de chiffrer le déficit. Il est peut-être à 10, à 15, peut-être à 20 millions €…
Nathalie Roussille : Les comptes seront clôturés le 31 août.
Yannick Villeneuve : Des œnologues assermentés vont goûter et évaluer l’ensemble du stock pour connaître leur valeur œnologique (il y a du vin un petit peu ancien). Cela va permettre de donner des valeurs à ce stock et de mesurer réellement l'ampleur du déficit. Le bilan d’août 2024 sera largement déficitaire, mais il sera réel.
Dans le fonctionnement des caves coopératives, il y a l’obligation de révision dès que le déficit est supérieur à 50 % du capital social. Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’alarme, il n’y avait pas de déficit ?
Nathalie Roussille : Non, pas à notre connaissance.
La situation actuelle serait nouvelle, elle serait arrivée d’un coup ?
Nathalie Roussille : Non, elle existait depuis peut être 2 à 3 ans, mais on n'avait pas tout mis à plat pour l'estimer. Les stocks n’avaient pas été évalués à leur juste valeur. Aujourd'hui, l'audit l’a révélée, puisqu’il a fallu se pencher sur nos 11 filiales quand même. Il a fallu établir un bilan consolidé qui nous a révélé tous ces chiffres-là.
De quand date l’audit ?
Nathalie Roussille : Il a commencé début avril.
Quel est le signal qui vous a poussé à vous inquiéter ?
Nathalie Roussille : On voyait bien que le revenu des viticulteurs ne faisait que se dégrader. On voulait donc voir ce qui en était vraiment la cause. On savait que les ventes étaient difficiles, mais on voulait voir l'ampleur de la dette, connaître les encours, et cetera.
Yannick Villeneuve : Le premier marqueur des difficultés d'une entreprise, c'est la trésorerie. Quand vous avez des tensions de trésorerie qui sont de plus en plus marquées, c’est que l’on a un problème quelque part. Les Vignerons de Buzet vendaient moins, les stocks se sont alourdis au fil du temps. Et donc à un moment donné, il y avait moins de 500 000€ de provisions sur les stocks.
Par rapport à la constitution de cette dette, l’impact aussi important des courts termes témoignerait qu’elle n'est pas liée au rachat de Rigal ou du château de Buzet, mais à d'autres d'autres frais de fonctionnement ?
Nathalie Roussille : Rigal a été subventionné par des encours à moyen terme, mais pas que. Les rachats des stocks ont été financés par du court terme. En 2020, on est passé de 5 millions € de dettes [bancaires] à 25 millions € aujourd'hui. Donc ça s'est fait très rapidement. Rigal a contribué aussi.
Yannick Villeneuve : Là où Rigal devait apporter des solutions, notamment pour enrayer le déclin de l'activité commerciale, il a quelque part accéléré la dégradation des comptes.
Sébastien Bourguignon : Le fait d’avoir Rigal aujourd’hui va paradoxalement nous aider pour notre développement commercial.
Parmi les autres caves coopératives françaises, beaucoup sont interpellées par la dégradation des comptes de Buzet. Par exemple dans le dernier exercice, il y a eu les 900 000 € de la caisse de péréquation qui ont été repris en totalité. Il y a aussi des questions sur l'utilisation des comptes de réserve des associés… Est-ce que ce sont des éléments qui ont pu éroder la stabilité financière de la cave, notamment son haut de bilan ?
Nathalie Roussille : Non.
Yannick Villeneuve : Il y a un phénomène qui est latent depuis au moins 5 ans. Les quantités collectées ne cessent de baisser. Parce qu’il y a un quota qui a été instauré notamment. Et donc comme les quantités ont baissé, les comptes courants ont baissé, c'est logique. Et les stocks en parallèle ont continué, eux, à progresser. Malgré l'instauration de quotas. C'est un phénomène de péréquation. Vous avez des stocks qui se sont à l'optimum et un endetteent court terme qui a suivi grâce aux banquiers qui ont suivi.
Cet endettement court terme servait en fait à financer le fonctionnement quotidien de l'entreprise, les rémunérations des salariés et des viticulteurs ?
Nathalie Roussille : C’était pour la valeur du stock.
Yannick Villeneuve : Si vous vendez le stock, ça allait faire rentrer l'argent et vous pouvez assurer le fonctionnement de la structure. Si vous ne vendez pas, vous financez ce stock et vous continuez à assurer le fonctionnement de la structure. Les taux d'intérêt se sont aussi accrus, rendant les choses difficiles.
Quelle était la diminution de la rémunération des adhérents ?
Nathalie Roussille : Elle a été de l’ordre de 50 %. Ça s'est fait progressivement sur 3 à 4 ans. On était à 6 000 €/ha, aujourd'hui on est en dessous de 3 000 €/ha.
Yannick Villeneuve : C’est violent. Pour répondre aux interrogations de certaines autres caves, il n’y avait pas de comptes consolidés. Il en y aura de premiers au mois d’août prochain. Il y 6 structures principales qui ont des relations croisées qui font qu'à un moment donné il est difficile de cerner la part réelle du chiffre d'affaires concernée.
L’absence de comptes consolidés constitue-t-elle un manquement ?
Yannick Villeneuve : C'est surprenant. Le principe de la consolidation c’est de neutraliser toutes les opérations et marges artificielles entre filiales pour avoir l'activité réelle du groupe avec l'extérieur.
Cet oubli serait-il une faute ?
Yannick Villeneuve : Ce n’est pas à moi de le dire. En tout cas, c'est regrettable. C'est l’un des éléments qui a contribué à ne pas alerter sur la dégradation réelle de la situation les commissaires aux comptes et les banquiers.
Cet enjeu de non-lisibilité des comptes donnerait une autre dimension au dossier. Une plainte contre X est-elle à l’étude ?
Yannick Villeneuve : Aujourd'hui, sincèrement, ce n’est pas l'état d'esprit. La situation est ce qu’elle est. Nous sommes tous mobilisés pour savoir que faire maintenant. Le sujet n'est pas de trouver des responsabilités pour savoir comment on a pu en arriver là, il faudra le laisser à d'autres (procureur, avocat…).
Nathalie Roussille : On n'est plus là, on se demande comment rebondir.
Yannick Villeneuve : Le sujet du jour, c’est le commerce et le cash pour rassurer les partenaires, notamment fournisseurs à court terme. Dans le moyen terme, c'est à dire 4 mois, il faut bâtir un projet structuré et structurant qui permet de donner de la visibilité.
Concernant à ce plan d'action, parle-t-on de restructuration, de plan social…
Sébastien Bourguignon : Il n’est pas question de plan social, c'est important de le dire.
Nathalie Roussille : Ça n’arrivera pas. Déjà, on se projette sur la récolte 2024 en travaillant sur la qualité pour continuer nos hauts de gamme/premium, lancer de nouveaux produits ou mettre plus en avant des vins que nous faisons déjà comme des vins à bas degrés. Il pourrait aussi y avoir, pour certains marchés, les vins de cépages…
Ces vins de cépages seraient en AOP, ou IGP ?
Sébastien Bourguignon : Aujourd’hui tout n’est pas défini. Cela dépend des marchés et nous y travaillons. On doit définir très vite un projet qui soit le plus clair possible, ne serait-ce que pour nous, parce que l'on en a besoin, même psychologiquement. Ça veut dire aussi faire des choix. Parmi des marchés ou des secteurs.
Nathalie Roussille : On va mettre un accent sur le réseau CHR (Cafés, Hôtels et Restaurants).
Yannick Villeneuve : Il y a une volonté de se recentrer sur le produit pour vendre quelque chose qui corresponde aux attentes du marché.
Sébastien Bourguignon : Sans oublier nos partenaires historiques en Grande Distribution on sait en effet qu’il y a beaucoup à faire sur le secteur CHR. On a été beaucoup plus fort en CHR : on a un potentiel de reconquête.
Après la vendange, quel sera le deuxième temps ?
Nathalie Roussille : Au niveau du vignoble il va aussi y avoir des choses à faire. Ce n’est pas qu’à Buzet, mais la moyenne d'âge des agriculteurs est quand même assez élevée, donc il y en a qui vont peut-être arracher. Il va y avoir un redimensionnement du vignoble, c'est sûr. Mais comme on est sur des quotas de production aujourd'hui, peut-être que ceux qui vont rester pourront vivre de leur travail comme leur production va augmenter. Il va y avoir de la restructuration au niveau des cépages pour s’adapter au goût du jour, au changement climatique, au mildiou... Nous avons une majorité de merlot qui est précoce et très sensible aux maladies. Peut-être faut-il certains cépages un peu plus résistants, un peu plus tardifs...
Prévoyez-vous de blanchir le vignoble pour développer les vins blancs ?
Nathalie Roussille : On va en faire aussi, mais on ne va pas tout miser sur ça. Je pense qu'il faut faire de tout et ne pas faire comme souvent font les agriculteurs : aller où ça marche à un instant T. Il ne faut pas mettre tous les œufs dans un même panier. Il faut explorer toutes les pistes et rester sur un équilibre. Il ne faut pas perdre son âme, mais il faut quand même savoir s'adapter.
Sébastien Bourguignon : Justement, à propos de ne pas perdre son âme, on veut continuer à travailler sur des innovations, notamment dans le vignoble, tel qu'on l'a fait au vignoble New Age. Ce n’est pas du tout abandonné.
Nathalie Roussille : Au contraire. On va peut-être le mettre en pratique à plus grande échelle. On a bien œuvré dans le passé pour avoir un vignoble expérimental qui nous permet aujourd'hui de dire que tel cépage fonctionne bien chez nous. On ne va pas rester à au stade expérimental. Et puis il faut qu'on évolue sur les modes de culture. On a du mal à trouver des jeunes pour travailler dans la vigne, il faut être un peu plus dans le dans l'air du temps.
Concernant le renouvellement des générations, quelle est la tendance à Buzet ?
Nathalie Roussille : Il va falloir donner envie à des jeunes de revenir. Il n’y a pas forcément de reprise directe pour les exploitations. C’est à nous de prouver qu’à Buzet la rémunération va revenir. C'est par ça qu'on fera revenir des jeunes, il ne faut pas se leurrer. Il y a l’amour du métier, mais il y a aussi le fait de pouvoir vivre de son travail.
Pour vous relancer, avez-vous le soutien des banques, demandez-vous des aides aux pouvoirs publics ?
Yannick Villeneuve : Pour l'instant non. On ne compte que sur nous-mêmes. La période de sauvegarde est faite pour ça aussi, elle permet de préserver l'entreprise de ses créanciers pendant 6 à 12 mois.
Sébastien Bourguignon : On est en train de reconstituer une trésorerie. Ce qui nous permet aussi d'avoir des accords avec nos fournisseurs. On n'a pas de rupture par exemple, en termes de matières sèches.
Nathalie Roussille : Pour avoir rencontré certains fournisseurs, c’est compliqué, mais ils nous disent qu’ils vont nous suivre, qu’ils ne vont pas nous laisser tomber. C'est important d’avoir ce retour. Tout le monde veut que ça continue, que Buzet redevienne leader dans notre département. On le voit avec les Millésimades [NDLA : l’opération de soldes d’été au caveau de la coopérative], il y a quand même un élan de solidarité.
Ces dernières années la présidence des Vignerons de Buzet était assez instable : sentez-vous un retour à la cohésion ou les tensions persistent-elles ?
Nathalie Roussille : Les viticulteurs n'étaient pas prêts à entendre ça. Il y a eu un choc. C'est normal. Maintenant, les choses se calment et s'apaisent. Là, on a besoin de tout le monde. On voit une cohésion qui était nécessaire. Je dirais même qu'elle était indispensable. Ça va permettre d'affronter tout ça ensemble, ce qui est mieux que tout seul. Et moi je vais m'efforcer de faire comprendre à mes collègues que l’on n'a pas le choix de toute façon. On va recommencer à faire des animations chez les cavistes, dans les grands magasins… Pour dire que l'on est là et renvoyer une image plus terroir, que l’on a peut-être un peu délaissée parce que c'était plus facile. On va revenir sur le terrain. L'idée c'est de travailler étroitement en équipe, autant en interne qu'en externe. On travaille tous ensemble pour relever le défi.
Ce début d'année il y a eu de fortes manifestations agricoles, dont vous avez été une figure. Quels pourraient être les leviers à modifier pour aider l'activité viticole à affronter l’avenir ?
Nathalie Roussille : Par rapport à l'avenir, déjà le problème c'est que l’on a besoin de sous. Ce qui pourrait nous aider c'est de repartir sur une campagne de déstockage et d'avoir une aide à la distillation. Ça serait essentiel parce qu’il va falloir recalibrer les vignes françaises. Mais si l’on veut éviter des catastrophes, il faudra que l’on nous aide, parce que l'intérêt c'est qu'il reste quand même de la viticulture en France. Une campagne de distillation comme en 2023, ça permettrait d'assainir les marchés.
Parmi les représentants nationaux de la filière vin, on parle beaucoup actuellement d'arrachage, la distillation n’étant plus à l’ordre du jour semble-t-il.
Nathalie Roussille : Si je pouvais choisir entre les deux, je dirais l'aide à stockage. Mais évidemment quand on est proche de la retraite, on voit les choses différemment. L’arrachage sera bienvenu chez certains. Mais attention à l'hémorragie.
Les difficultés de la cave peuvent-elles affecter par contagion les entreprises de ses apporteurs ?
Nathalie Roussille : La situation qu'on connait risque d'arriver sur certaines exploitations. Il va falloir être vigilant. On met d’ailleurs en place des outils à la MSA pour trouver des solutions adaptées. On a mis en place une cellule d’écoute pour répondre à tout le monde. Ce sera plutôt au cas par cas. Il faut faire attention, parce que tout devient fragile. Ça peut aller très vite humainement. Il faut que tout le monde fasse attention à son voisin. C'est très important de se soutenir dans ces périodes-là. On a encore cette faculté dans le monde agricole à la solidarité.