Nous tous qui nous intéressons au vin, tous les professionnels du vin, nous avons tous une dette à son égard », affirme, au sujet de Jules Chauvet, la journaliste Evelyne Leard Viboux. Autrice du livre Jules Chauvet, naturellement… , elle détaille notre dette collective : « les vignerons [lui] doivent de travailler la terre sans la maîtriser à coup de pesticides et de soufre ». Les œnologues, « d’intervenir sur les vins avec beaucoup de précaution ». Il a légué aux sommeliers l’art « de commenter les vins savamment », et offert à nous tous l’opportunité de « boire aujourd’hui des vins sains et honnêtes ».
Un tel héritage méritait bien un hommage. Les salles de dégustation du "210 en Beaujolais", lieu hébergeant de nombreuses structures viticoles et agricoles (dont InterBeaujolais qui a annoncé en février dernier sa volonté de déménager), portent donc désormais le nom de Jules Chauvet, enfant du pays disparu il y a trente-cinq ans. Le 5 décembre, jour du changement de nom officiel, l’amicale Jules Chauvet et l’institut Vermorel, propriétaire du "210 en Beaujolais", avaient convié les amis de la vigne et du vin à célébrer la figure de Jules Chauvet. Une manière de faire perdurer la mémoire de ce grand homme du vin qui « est plus connu en Australie, en Afrique du Sud ou en Nouvelle-Zélande que chez nous », a rappelé Dominique Joseph, président de l’amicale Jules Chauvet.


Peut-être parce que cet homme dénué d’orgueil vivait le plus souvent « en retrait, entièrement engagé dans son travail de chercheur, de conseiller, de vigneron, auquel s’ajoutait celui de négociant et de chef d’entreprise », se souvient sa nièce Aline, qui évoque aussi la charge de chef de famille qui incomba à Jules suite au décès de son père. Elève brillant devenu chercheur autodidacte, « il doutait, cherchait la vérité en toute chose avec une grande rigueur », se rappelle-t-elle. Or « lui qui n’a jamais voyagé plus loin que l’Allemagne ou la Suisse voyagé par ses rencontres, [recevant] des visiteurs parfois venus du bout du monde pour le rencontrer ». Et pourtant, ses convictions non interventionnistes avaient de quoi décoiffer à l’époque. « L’âme du vin, c’est l’âme de la nature », disait-il.
« Mais ce n’était pas un doux rêveur qui aurait laissé vivre ses vins au risque de les voir s’altérer », reprend Evelyne Leard Viboux. En rigoureux scientifique, « il voulait comprendre les mécanismes de la fermentation pour savoir comment intervenir le moins possible dans la vinification ». Ce que lui-même a résumé ainsi : « Il a fallu que je fasse beaucoup de chimie pour pouvoir un jour m’en passer. » Il ira jusqu’à demander l’éclairage d’un prix Nobel de médecine, qui le prendra assez au sérieux pour l’inviter à venir travailler quelques semaines à ses côtés à Berlin.
Passionné par le rôle des levures indigènes dans le processus de vinification et dans la formation des arômes, il travaillera également sur la macération carbonique, la macération à froid des raisins rouges, et sera à l’origine du verre de dégustation Inao.
S’il vinifie ses vins sans soufre et sans sucre dès les années cinquante, c’est notamment au prix de précautions infinies à la vigne – où il cherche à préserver un sol vivant avec sa microflore levurienne et bactérienne - et à la cave - où il applique une hygiène sans faille. « Jules Chauvet a été le précurseur de vins issus de cultures bio vinifiées naturellement », souligne Evelyne Leard Viboux, mais « il n’aurait pas voulu qu’on le taxe d’écolo adepte du bio : il était contre toute doctrine établie. »
Prônant déjà, il y a plus de trente-cinq ans, le retour à des vins moins alcoolisés, « il regrettait que l’on considère le vin comme de l’alcool et reprochait aux œnologues de s’intéresser plus à la richesse alcoolique du vin qu’aux arômes », poursuit la journaliste-autrice.
Des arômes qu’il s’attachera d’ailleurs à décortiquer avec une précision scientifique, les classant en trois catégories : aromes primaires liés au cépage, secondaires liés à la fermentation et tertiaires développés durant le vieillissement. Pour Jules Chauvet, la dégustation mobilise quatre sens et comprend trois examens : visuel, puis olfactif et enfin gusto-olfactif. « Elle se pratique au calme, à la lumière naturelle, une heure avant le repas et en limitant le nombre de vins dégustés », résume Dominique Joseph, président de l’amicale, qui conclut : « avec Jules Chauvet, on est passés d’une dégustation triviale en cave à une analyse sensorielle scientifique. »