ésormais écrasé par la canicule, après avoir été matraqué par les pluies et le mildiou, le vignoble bordelais voit la véraison avancer, ses raisins passant d'un vert tranchant à un rouge éclatant... Une bascule qui se retrouve également pour les domaines acculés par le manque de trésorerie. Conduisant de nouvelles propriétés à demander la protection du tribunal judiciaire de Bordeaux. « L’impression d’ensemble est une tendance à une forte augmentation des ouvertures, avec des propriétés, dont les fondamentaux étaient jusqu’alors sains et bien structurés commercialement, qui se retrouvent en cessation des paiements » analyse l’avocat spécialisé Alexandre Bienvenu, y voyant le signe d’« un problème de production (aléas climatiques, etc.) et de marché (commercialisation en berne) ».
Sauvegarde
« La mise en sauvegarde, on l’a demandée » indique Chantal Carrère Cuny, à la tête du château Réaut (26 hectares de vignes en Cadillac), notant que « les dépenses sont très supérieures aux recettes après trois demi-récoltes successives (sécheresses, mildiou…) et la baisse de consommation des vins rouges dans le monde (qui touche Bordeaux notamment). » N’ayant plus de commandes régulières à l’export, la propriété ne reçoit de sollicitations répétées que d’acheteurs étranger voulant acheter à la casse : « j’ai quasiment une fois par jour des demandes de listes de prix » soupire Chantal Carrère Cuny, qui pointe que le modèle original du château Réaut, avec ses 700 copropriétaires, lui a permis de tenir le coup jusqu’ici et doit lui permettre de s’en sortir.
Ayant de lourds crédits à rembourser (notamment un emprunt de 2 millions € pour un nouveau chai en 2018), la mise sous sauvegarde doit donner à la propriété « la latitude de redresser la barres en se laissant six mois » précise Chantal Carrère Cuny, qui veut désormais optimiser la commercialisation de la propriété en structurant un réseau de copropriétaires revendeurs, en réduisant la gamme sur des références phares et étudiant une diversification de l’activité. Mais l’arrachage n’est pas à l’ordre du jour : « on n’en veut surtout pas. Nos copropriétaires nous suivent et nous allons les mobiliser » annonce la directrice générale.
Redressement
L’arrachage est déjà une réalité pour ce vigneron des Côtes souhaitant garder l’anonymat. Son château familial d’une trentaine d’hectares en a déjà retiré deux pour alléger ses charges, la propriété étant actuellement en redressement judiciaire. Pour lui, « le seul problème de cette situation : c’est la mévente des vins, il ne faut pas chercher plus loin. Comme il n’y a pas de vente et pas de trésorerie, on tire sur tout et on travaille moins bien » face au mildiou qui fait de nouveau des ravages ce millésime 2024. Estimant qu’il y a une dévalorisation de l’image des vins de Bordeaux dans le monde qui frappe d’autant plus les « petites appellations » qui ne sont pas soutenues par « les organisations interprofessionnelles », il a vu ses quatre principaux contrats exports être annulés cette année et ne voit pas de ventes arriver. « Il en faudrait peu, mais on n’en a pas. Même à prix cassés, rien ne sort » soupire-t-il.


Reconnaissant que parler de son redressement lui sape le moral, le vigneron indique que cette procédure « nous prolonge dans le temps, mais c’est compliqué administrativement, avec des contraintes en plus. Je n’en sais pas ce que ça va donner. On continue à travailler, on se prend des salaires juste pour manger, on ne part pas en vacances… Nous avons eu la visite de l’huissier pour l'évaluation du tribunal. Le vin en vrac est estimé à moins de 100 €/hl, la bouteille de vin à 10 centimes... Alors que l'on avait de vieux millésimes que l'on espérait valoriser plus de 50 €… C'est le pire des cas, quand il n'y a pas de marché, c’est l’acheteur qui fixe le prix. Moralement ce n’est pas la joie, familialement ça fait des désordres… On ne sait plus pourquoi on travaille. Mais si on baisse les bras, la vigne partira en vrac. La seule solution est de continuer pour la famille. Et on n’est pas isolés. Jeunes, on avait de belles propriétés, maintenant elles sont en ruine et les vignes sont arrachées. Ça devient un désert. »
Liquidation
Mais la protection du tribunal peut rimer avec spirale infernale. Face à la chute des commercialisations et au bond des coûts de production qui cisaille les trésoreries viticoles, « les exploitations tentent toutes le règlement amiable avec à la clé un plan de remboursement souvent trop ambitieux... Celui-ci non respecté, on migre vers une sauvegarde avec ou sans administrateur, la procédure est publiée, les dettes sont gelées momentanément » analyse vigneron médocain en liquidation judiciaire et souhaitant rester anonyme, que nous appellerons de nouveau William.
Constatant que « la majorité des agriculteurs et de leurs experts comptables, voire de leurs avocats habituels, ne maîtrisent pas le sujet », le vigneron lui-même en procédure collective souligne que « faute de revenu, ces sauvegardes ne peuvent cacher que souvent l’actif disponible n’est pas suffisant pour régler le passif exigible*… Et ce malgré les apports en compte courant associés qui actuellement sont légion. Le viticulteur fait vivre le domaine, et non l’inverse hélas. La cessation de paiement devient inévitable. Le magistrat a bien entendu la possibilité de convertir la cessation de paiement directement en liquidation judiciaire ou de prononcer le plus souvent le redressement judiciaire. »


Cette dernière procédure permettant de temporiser, avec « une première période d’observation, voire une deuxième et même exceptionnellement une troisième (adossée à la période culturale). S’il n’y a pas de plan de continuation ou de reprise à ce stade, c’est la liquidation judiciaire. » Une procédure plus expéditive et définitive, qui risque de monter en flèche dans les prochains mois dans les tribunaux traitant les difficultés vigneronnes. En Gironde, « la situation ressemble à un gigantesque entonnoir, avec des règlements amiables non publiés mais très nombreux, une forte accélération du nombre des sauvegardes, lesquelles vont aboutir inexorablement à des cessations de paiement » pointe William, pour qui « aujourd'hui et faute de perspectives, les cessations de paiement vont entraîner des liquidations judiciaires sèches et directes sans passer par le redressement judiciaire et les procédures d’observation. »
Que se passe-t-il une fois qu’un domaine viticole est placé en liquidation judiciaire ? « Le jugement est exécutoire immédiatement. Les salariés dont licenciés le jour même. Le domaine ne peut plus intervenir ni au parcellaire ni au chai. Les parcelles louées sont restituées aux tiers et aux actionnaires de la SCEA qui en reprennent l’exploitation » liste William, notant qu’« en cas d’appel il est possible de demander la suspension du caractère exécutoire de la décision de liquidation, mais les travaux doivent être dès lors réalisés aux frais des actionnaires par des prestataires et des outils extérieurs. » Ensuite, « la prisée des actifs mobiliers et immobiliers se fait immédiatement. Le mandataire enregistre les déclarations de créances » partage William, bien au courant de la procédure.
Collectives, ces démarches ne se limitent pas à la Gironde, touchant également des opérateurs du Sud-Ouest, du Languedoc-Roussillon, de la Vallée du Rhône...
* : Pour éviter la cessation de paiement, « le jeu malsain actuel est de magnifier artificiellement l’actif en manipulant le passif pour le minorer non moins abusivement » note William, ce qui se fait en écrivant que « le stock de vin est de l’actif disponible » ou avec des « apports en compte courant associés » à l’actif ou la réduction du « passif exigible via la mise en place d’échéanciers ou de purs reports ». Si cela s’essouffle, « bailleurs, fournisseurs, prestataires, fisc, MSA et banques... sont tous sollicités pour masquer la misère. On joue sur les mots, la dette globale s’accroît, mais on essaie de la limiter en bas du passif, là où elle est la plus dangereuse, pour la faire remonter en milieu de bilan. »