Je n’ai jamais vu le secteur dans une telle situation » se désole Steve Dorfman, associé au sein de la société de courtage internationale Ciatti, basée en Californie. « Après 40 ans de croissance inouïe, le marché des vins aux USA a atteint un plafond. Si nous ne recrutons pas de jeunes consommateurs, qui va assurer l’avenir de la filière ? » Ses inquiétudes sont corroborées par les estimations de récolte en Californie. En l’absence de statistiques officielles avant le mois de mars prochain, les professionnels pointent la quantité importante de raisins non récoltés ou bien écartés cette année, faute de marchés.
« Je pense que la production tournera autour de 3,5 à 3,6 millions de tonnes », prédit Jim Carter, directeur en charge du développement chez le géant californien Bronco, quatrième producteur de vin aux Etats-Unis avec plus de 250 marques à son actif. « Je dirais qu’un demi-million de tonnes de raisins a disparu par rapport au potentiel de production ». Certes, la pression des maladies et les conditions climatiques difficiles y sont pour quelque chose, mais Ciatti reconnaît qu’une partie de la récolte n’a pas trouvé preneur. « Etant donné qu’une reprise des ventes de vin à court terme semble peu probable, le marché des raisins va sans doute rester sous tension en 2024 », considère pour sa part Chris Bitter, analyste auprès de l’agence Terrain. « La superficie du vignoble de raisins de cuve en Californie n’a pas encore tenu compte de la nouvelle réalité commerciale pour le vin, donc il existe un déséquilibre entre l’offre et la demande ». Une situation qui ne concerne pas que la Californie et qui fait dire à Jim Carter que « la part des importations pourrait légèrement baisser en 2024 ».
Les défis auxquels la filière américaine fait face se traduisent également par une série importante d’acquisitions et de fusions ainsi que des accords transversaux associant vins, spiritueux et autres boissons, signe d’une « hybridation » de la consommation. « Des entreprises familiales comme Korbel seront probablement rachetées car la transition entre générations à la tête de ces sociétés s’avère difficile », estime Steve Dorfman. « Je suis optimiste quant à Bronco », précise Jim Carter, « mais nous verrons des entreprises quitter le secteur. D’autres déposeront le bilan, mais il fallait bien une correction ».
La désaffection des consommateurs envers les vins rouges explique en partie ces difficultés : « Du jour au lendemain, on a délaissé le vin rouge », s’étonne le courtier américain. « Le monde adopte de nouvelles tendances très rapidement et beaucoup de gens ont été pris au dépourvu ». Les données recueillies par l’association des grossistes WSWA montrent, en effet, que le marché américain des vins est tiré par les blancs – sauvignon blanc, pinot gris et assemblages en blanc en tête – et les effervescents, surtout le Prosecco. Cette croissance permet aux blancs de bien mieux tirer leur épingle du jeu que les rouges et les rosés, que ce soit pour la consommation à domicile ou dans le secteur CHR. Steve Dorfman note d’ailleurs le retour en force du chardonnay, les profils légèrement boisés étant recherchés, « ce qui pose problème parce que les barriques sont chères ».
Sur les douze mois se terminant en septembre 2023, Nielsen situe la baisse des achats de vins pour la consommation à domicile à -4,9%, pour une diminution de -1,4% en valeur. Tous les circuits de vente n’étaient pourtant pas logés à la même enseigne : selon la WSWA, les supérettes et les discounters affichent les tendances les plus positives, aux côtés des débouchés de type loisirs (clubs de golf etc) et transports pour le CHR. « Globalement, le haut de gamme s’en sort parce que les gens ont encore de l’argent disponible. Mais personne n’achète les produits très peu chers, ce qui pourrait laisser entendre que la crise n’est pas aussi grave que ce qu’on pourrait penser », estime par ailleurs Steve Dorfman. De son côté, la WSWA confirme que mieux vaut être positionné dans la tranche de prix au-dessus de 15$ : « Certes beaucoup de vins se vendent encore à moins de 8$, mais la tendance à la baisse de ce segment va se poursuivre ».
Si les analystes de la WSWA prévoient un petit retour de balancier en faveur du vin l’an prochain, les perspectives à plus long terme s’avèrent compliquées. « La demande américaine reste faible », confirme le courtier californien. « Nous voyons le retour du mouvement néo-prohibitionniste. Le gouvernement cherche des recettes fiscales. L’esprit est très rétrograde. De plus, nous assistons non seulement à « Dry January » mais aussi à « Sober October », soulignant la tendance à la modération. Il existe pléthore de boissons dont le vin ne représente qu’un aspect – depuis les années 1960, la culture des cocktails n’a jamais été aussi forte. Nous n’avons pas consacré suffisamment d’efforts à rendre le vin « sexy » » considère Steve Dorfman. Et de constater : « Le vin est la seule boisson où il faut un outil spécifique pour l’ouvrir, même les sardines n’ont plus ce problème ! »