ranquille début de soirée dans le centre de Bordeaux ce mercredi 23 juillet, où patientent les clients de l’Entrecôte, se succèdent les joggeurs, sonnent les trams et flânent les touristes… Jusqu’à l’arrivée tonitruante à 20h45 d’un pick-up orné d’un drapeau Coordination Rurale (CR33) se garant devant le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) pour pendre deux mannequins aux lanternes encadrant l’entrée du bar à vin (alors ouvert et animé), pour coller des affiches ("crise viticole : ni oubli, ni repos"), jeter des œufs sur les vitres (afin de limiter les dégradations), poser des panneaux ("CIVB = faillite") et étendre des bâches (« on cotise pour qu’ils mangent »).
Réunissant une quinzaine de viticulteurs (essentiellement de l’Entre-deux-Mers, mais aussi des Côtes et du Médoc), cette action aussi symbolique qu’inhabituelle* se veut un coup de pression sur l’interprofession, pour que la mobilisation ne faiblisse pas pendant l’été, comme l’indique Jean-Paul Ayres, le porte-parole de la CR33. Pour le vigneron de l’Entre-deux-Mers, le CIVB a le pouvoir de négocier une sortie de crise rapide en avançant sur un nouveau plan d’arrachage primé (pour que la Gironde passe de 85 à 60 000 ha), une demande de distillation de crise (pour vider les chais avec le millésime 2025 qui arrive), un traitement rapide des vignes en friche (au-delà de l’amende administrative de 1 500 € récemment votée), une promotion de l’AOC Bordeaux (son reproche étant que les grands crus sont actuellement privilégiés), le renouvellement des élus du CIVB (son président Bernard Farges venant d’être élu pour son troisième mandat, en alternance avec la vice-présidence)…


« C’est un petit rappel à l’ordre du CIVB : la Coordination Rurale est là. Si ça ne s’arrange pas, les actions seront plus corsées » prévient Jean-Paul Ayres. La montée en tension étant déjà bien perceptible, le porte-parole de la CR33 ayant indiqué placer la nouvelle présidence de Bernard Farges sous surveillance lors de l’assemblée générale élective du 7 juillet (« on surveillera ce que tu fais » et au « moindre faux pas, attends-toi à nous voir devant le CIVB »), et demandant aujourd’hui sa démission : « on demande des comptes. On nous mène de mois en mois avec des fonds d'urgence, des prêts qui s’ajoutent aux prêts… Toujours les mêmes aides, on veut des mesures concrètes ! »
Dialogue de sourds
Ses vœux ont été exaucées avec l’arrivée inopinée à 21h de Bernard Farges, élu il y a trois semaines dans ces locaux, et Christophe Château, le directeur de la communication de l’interprofession. Interpellés plus que salués, l’élu et le salarié du CIVB ont tenté de répondre aux colères exprimées, sonnant comme autant de désespoir et d’impatience. Interpelé sur le besoin de réduire le potentiel de production en arrachant, Bernard Farges réplique : « quelle autre région de France a mis 17 millions € sur l’arrachage ? Personne. » Son contradicteur lui répondant que le sujet n’est pas le reste du vignoble français, mais l’état de celui girondin : « Bordeaux, on en est où ? » Mais « quelle autre région vit bien ? » répond Bernard Farges, pointant que la déconsommation de vin et les tensions géopolitiques pesant sur la commercialisation ne sont pas spécifiques à Bordeaux. Elles touchent en effet le Languedoc, la vallée du Rhône, Cognac... Même l’Alsace et la vallée de Loire désormais.
Quand une vigneronne lance « on n’aurait dû planter tant » et critique l’incohérence politique entre l’arrachage bordelais de 2005 (pour répondre à la crise de l’époque) et les demandes de plantation nouvelles de 2016 (demande de 439 ha pour la Gironde), Bernard Farges reconnaît qu’il y a eu trop de nouvelles plantation une année, mais le viticulteur de Mauriac précise que le cap a été immédiatement corrigé et qu’il n’y a pas eu de surplantation comme à la fin des années 1990 et le début des années 2000. « Il faudrait imposer l’arrachage de 2 à 3% des surfaces de tout le monde » propose un viticulteur de Coirac, Olivier Guilhon, rappelant qu’il avait déjà proposé la mesure par le passé. « C’est une bonne idée, mais comment est-ce qu’on la met en œuvre ? » répond Bernard Farges, le viticulteur rappelant sa feuille de route pour le CIVB coconstruite avec le négoce : « réduire les surfaces et les volumes, relancer la consommation, défendre le vin en France avec des fêtes du vin… »


Une évocation de Bordeaux Fête le Vin que ne laisse pas passer Olivier Guilhon : « quelle augmentation du tonneau grâce à la fête du vin ? » Estimant que plus de la moitié du vin en vrac bordelais était échangé en dessous des coûts de production, Bernard Farges indique travailler avec les syndicats nationaux pour faire évoluer les dispositions d’Egalim afin que le contrat amont puisse avoir un prix encadré. Son auditoire marquant son impatience et son incompréhension, le président du CIVB ajoute que « le bordel à l’Assemblée nationale n’aide pas. Je ne suis ni député, ni sénateur ! » Pour un viticulteur, « les négociants en profitent ! » Désamorçant l’opposition entre les familles interprofessionnelles, Bernard Farges relève que le « le prix moyen de la bouteille de Bordeaux en grande distribution est passée en 25 ans de moins de 3 euros à 4,2 €, quand le cours du vrac est resté le même, voire a baissé. Certes la bouteille de verre et l’étiquette ont augmenté, mais cela n’explique pas cet écart : il y a une marge qui se fait quelque part. »
Des membres de la CR33 appelant immédiatement à des dénonciations des négociants achetant à bas prix ou à des actions de destruction des vins bradés, Bernard Farges prévient que « tant que la loi n’encadre pas, il y aura toujours quelqu’un pour vendre et acheter en dessous du prix du vin ». Alors que les promos de Lidl marquent et chauffent les esprits, « le viticulteur qui a vendu aussi bas n’avait pas le choix, la banque est arrivée et lui a dit qu’il faut vendre pour avoir de la trésorerie » rapporte un viticulteur. « On le partage, c’est une vente forcée » réagit le président du CIVB, interpelé sans transition sur le prix que pourrait atteindre la distillation de crise tout juste demandé par la filière. « On sera à combien, 35 €/hl ? » avance Jean-Paul Ayres. « Personne n’en sait rien » répond Bernard Farges, rappelant qu’actuellement, « on ne sait même pas si l’on aura de l’argent pour ».
Facteurs externes
Critiqué plusieurs fois pour ne pas avoir anticipé l’ampleur de la crise viticole, Bernard Farges réplique imperturbable qu’il n’y a nombre de facteur immaîtrisables (taxes Trump 1 et 2, pandémie de covid, invasion russe de l’Ukraine, inflation mondiale…), mais que sur son périmètre, l’interprofession a agi : « on a mis tous nos fonds propres sur l’arrachage. Ce n’est pas neutre. Pas une autre région ne l’a fait. Ça fait deux ans que l’on produit moins que l’on vend : le sujet c’est le stock. » Et la braderie des vins pour vider les cuves ajoute Jean-Paul Ayres. « On arrivera » à encadrer les prix du vin veut croire Bernard Farges. « Quand ? » lui demande le porte-parole de la CR33. « Le plus vite possible. C’est un sujet transpartisan » rassure Bernard Farges.
La discussion s’éternisant au goût des membres de la CR33 voulant « décoller » (et tagguer la permanence du député écologiste Nicolas Thierry pour son opposition à la loi Duplomb). « Vous ne porterez pas plainte ? » demande quand même avant de partir Jean-Paul Ayres. « Je connais ton nom… Vous n’avez rien dégradé ? » s’enquiert Bernard Farges. « Il n’y a rien sur les pierres » répond Jean-Paul Ayres, qui met de côté la courtoisie pour prévenir : « la prochaine fois, ça pourrait être plus corsé » s’il n’y a pas d’avancées sur les demandes de la CR 33. « La prochaine fois, tu me préviens » réplique Bernard Farges.


Les manifestant pliant les gaules, Bernard Farges indique aux journalistes restants qu’il « comprend l’inquiétude et l’angoisse. Aujourd’hui, nous n’avons pas de bonnes réponses à donner. » L’impatience du vignoble s’exacerbant alors que les discussions avec les pouvoirs publics sont soumises à de nouveau délai : le rendez-vous du vignoble ce mardi 15 juillet avec la ministre de l’Agriculture, Annie Genevard, aboutissant à un point post-vendanges pour avancer. « La ministre gagne du temps » tranche sans ambages Bernard Farges, qui reconnait que « la revendication de l’ensemble de la filière, arrachage et distillation, est un peu nouvelle. Nous avons rencontré la ministre le jour où le premier ministre, François Bayrou, annonçait son plan d’économie. Nous ne sommes pas surpris qu’il n’y ait pas de budget français et que le sujet soit porté au niveau européen pour accéder aux fonds de réserve de crise. Ce qui va être porté par la France et sans doute le Portugal et l’Espagne. »
Ayant accueilli, d’une certaine manière, les manifestants, le président du CIVB déclare être ouvert au dialogue avec toutes les parties. Et reconnait se poser parfois la question de rester un élu du vignoble : « il y a des coups à prendre, mais aussi des choses à faire. Je ne suis pas tout seul, des collègues sont là. »
Le déroulé de l’action de la CR33 ce 23 juillet
20:46, un pick-up décharge les éléments de l’action.
Sur la maison Gobineau, la Coordination Rurale de Gironde fait sa révolution de juillet. Ni 1789, ni 1830, mais 2025.
Les affiches indiquent « CIVB crise viticole : ni oubli, ni repos. Des feuilles de route, on en a vu passer. Ce qu’on attend maintenant, c’est du concret, pas du vent. Ne l’oublions pas, en 2 ans plusieurs viticulteurs girondins ont mis fin à leurs jours dans l’indifférence quasi-totale. »
Pour ne pas dégrader le bâtiment, les jets d’œufs de la CR33 ont visé les vitres de l’entrée.
Après le dépôt de panneaux ("SOS CR33 CIVB = faillite" et "Farge démission"), une bâche plastique a été étendue entre deux lampadaires…
… avec l’inscription : « on cotise pour qu’ils mangent. Nous on crève. Allan [NDLR : Sichel, le précédent président du CIVB] et Bernard [NDLR : Farges], merci ! CR33 ».
Alors que des manifestants plaisantaient à l’idée d’appeler Bernard Farges pour lui faire part de leur action, ce dernier est apparu devant le CIVB, accompagné de Christophe Château, le directeur de la communication de l’interprofession.
Durant une quinzaine de minutes, l’échange avec les manifestants restera sur une menace planante de prochaines actions pouvant être moins symboliques et plus fortes si les aides à la viticulture n’arrivent pas rapidement.
Une autre bâche a été étendue devant le CIVB : « bonnes vacances : mort des viticulteurs. L’agriculture crève !! Merci les politiques. CR33 »
* : Les manifestations vigneronnes étant rares à Bordeaux, les dernières actions devant l’inteprofession remontent à décembre 2024 pour la Confédération Paysanne de Gironde et à décembre 2022 pour l’ensemble de la filière bordelaise. On notera l’action antiphyto de mars 2022 dans le bar à vin du CIVB.