ela semblait être le cadeau de Noël évident pour remonter le moral des vignerons de Gironde : En défense des vins de Bordeaux, l’ouvrage collectif signé par Jean-Luc Schilling, Jean Le Gall et Jean-Paul Kauffmann interviewé par Isabelle de Cussac (éditions le Cherche-Midi, 312 pages pour 20,80 €). Dommage, la colère est mauvaise conseillère : il s’agit moins d’une défense contre les critiques stéréotypées que d’une attaque désordonnée pour régler des comptes éculés. « L'infernale mécanique du bordeaux bashing a fait trop de victimes » lance Isabelle de Cussac dans son introduction, assénant qu’« il est plus que temps de combattre son panurgisme incarné par de nouveaux apôtres qui font mine d'avancer le cœur en bandoulière mais portent, en réalité, l'excommunication au bord des lèvres. Trop de préjugés, d'œillères, de surenchère conceptuelle et de mauvaise foi ! »
Dénonçant un complot, l’ouvrage collectif veut démontrer que la chute bordelaise est orchestrée : « la déconsommation du bordeaux est massive. Elle vient de loin. Et notamment d'un processus de manipulation qui aura impressionné l'imagination des foules, convaincues, elles, d'avoir accumulé des informations, et les meilleures » pose l’éditeur Jean Le Gall, qui donne comme causes originelles le documentaire Mondovino du réalisateur John Nossiter (2004) et les programmes TV Cash Investigation de 2016 et Cash Impact de 2018 des équipes de la journaliste Élise Lucet. Les concernant, « pour une raison absolument non élucidée, les deux reportages en question ont semblé ne connaitre que la vigne bordelaise » lance Jean Le Gall. Si ces reportages ont leurs défauts, ils ne sont pas sortis de nulle part, faisant suite aux alertes lancées par les activistes Marie-Lys Bibeyran et Valérie Murat sur l’exposition aux phytos dans le vignoble girondin et y ayant fait bouger les choses (positivement selon l’interprofession elle-même*).
Surplace de Bordeaux
Oubliez les biais commerciaux expliquant la crise commerciale actuelle : En défense des vins de Bordeaux ne se penche pas sur le modèle ronronnant qui masquait le renouveau bordelais et se contentait encore récemment de dégager sans peine une forte valeur ajoutée sur des grands crus spéculatifs se vendant tous seuls (avec ses lots de vins liés en bouquets) et écoulant des volumes sans vice ni vertu de vins rouges en grande distribution ou en Chine… Oubliez le confort girondin d'attendre que le monde vienne chercher ses vins à la source (souvenirs de Vinexpo Bordeaux) et le manque d'efforts investis dans les nouveaux gens du vin et leurs réseaux commerciaux (pour se développer et non rester sur les acquis). Non, il n’est pas question ce pilotage en mode automatique, qui emporte avec lui des pans entiers de vies et de vignobles malgré ses efforts qualitatifs et environnementaux indéniables. Non, ici la filière bordelaise est victime. Un bouc émissaire de la déliquescence provoquée par les nouvelles générations.
« La volonté de démolition du vin de bordeaux a précédé de quelques années une révolution des idées dont on sait désormais qu'elle s'attaque à tous les piliers du vieux monde, sans limite de thèmes » estime Jean Le Gall pour qui « oui, le bordeaux a été la première victime d'un mouvement promouvant les intentions vertueuses ET la police de ces vertus; un mouvement ou plutôt une convergence des mouvements dont le langage, constitué de confusions, de contresens, de mots mendiants, de formules ronflantes et de prairies lyriques, traduit, signifie, l'envie d'un monde renversé, refabriqué et artificiel que de surcroît on fait passer pour authentique. »
Sont évidemment ciblés les vins nature et ses avocats, pour ne pas dire les disciples d’« une ère avec ses petites inventions, sa langue, ses croyances et sa part naturelle de connerie prétentieuse. » Une nouvelle interprétation de la querelle des Anciens et des Modernes, qui oublie que cet engouement repose sur l’incarnation de cuvées par des vignerons aux convictions clairement affichées : le contraire d’une étiquette de château anonyme avec son portail et ses coteaux substituables… « Notre consommateur moderne est-il très vite atteint d'un snobisme à rebours qui consiste à rejeter (en bloc) l'ancien académisme pour en promouvoir un autre » poursuit Jean Le Gall. En défense des vins de Bordeaux, c’est le Mal aimé de Claude François : incompris par la faute des autres en général, et des jeunes en particulier. Mais « toutes les générations disent que celle d'après fait n'importe quoi (cliché) » rappelle Orelsan dans Basique.


En défense des vins de Bordeaux réussit parfois à livrer un vrai plaidoyer. Partageant pédagogiquement les « appellations secrètes », Jean-Luc Schilling écrit sur ceux qui modestement « ne font pas de bruit et tentent d'exister à l'ombre des grands crus, dans l'hinterland de ces têtes de gondole qui leur prennent l'essentiel de la lumière médiatique. Dans ces appellations si discrètes qu'elles en deviennent secrètes, les vins sont pourtant tout sauf simples d'esprit bordelais. On les trouve des deux côtés de la Garonne. Les amateurs peu informés n'osent parfois s'y aventurer. Osez ! Foncez ! » Un dévoilement bienvenu et attendu des vins de Bordeaux sous le strass des grands crus et le stress des petits prix.
Allô maman Bobordeaux
Si elle aurait pu être le cœur de l’ouvrage, cette parenthèse enchantée reste écrasée par les tunnels de critiques que leurs cibles ne liront pas et que les lecteurs ne peuvent finir que par critiquer. Pourtant auteur d’un panégyrique critique dont les vins de Bordeaux avaient besoin en 2018, Jean-Luc Schilling donne dans des stances à affadir la faconde d’Achille Talon de Greg : « la viticulture bordelaise serait à l'agonie; le bordeaux serait trop cher, trop boisé, standardisé, ringard, élitiste, cérébral, peu écologique, et j'en passe. Halte à la mousquetade ! À ces ténébreux, Montesquieu, enfant de Gironde et philosophe des Lumières, rétorquerait doucement que "la gravité est le bonheur des imbéciles". Critiquer serait leur manière d'exister. Soit, mais on ne joue pas avec la candeur du profane. L'affaire ne serait que ridicule si ces diafoirus du goulot n'abusaient de l'innocence de leur public, si ces influenceurs de contrebande n'entraînaient avec eux d'inexpérimentés buveurs qui risquent de les suivre tels de pellucides alevins portés par le courant de l'ignorance. »
Une richesse du verbe qui laisse d’autant plus voir certains oublis. Comme l’occultation du jugement de Paris qui voyaient dès 1976 des vins californiens battre des grands crus bordelais et bourguignons, quand Jean-Luc Schilling glisse que « jusqu’à un niveau avancé du siècle dernier le vin de qualité ne pouvait être que français ». Ou l’oubli de la perte d’influence de la gastronomie française dans le monde, ce qui peut expliquer ce constat attristé : « ouvrons aujourd'hui la carte des vins d'un restaurant de Paris, Londres, New York ou Tokyo. Elle en devient embarrassante de diversité. La concurrence des bordeaux s'est considérablement étoffée. Ou pour le dire à l'endroit, il faut aller chercher la section des bordeaux au milieu d'un épais catalogue de régions viticoles. » Une défense de Bordeaux qui n’empêche pas une forme de mépris des autres vignobles (dont les crises passées et actuelles sont occultées) : « on trouve désormais de bons domaines vinicoles partout en France, y compris au Languedoc dont les bouteilles ont suffisamment progressé pour rivaliser avec les petits bordeaux. » Un peu de Languedoc Bashing pour finir ?


Clôturant sur une trentaine de pages l’ouvrage, l’entretien du journaliste Jean-Paul Kauffmann par Isabelle de Cussac permet une autre conclusion : « l'expérience a parfois mauvaise presse, synonyme de tradition, freinant la dynamique de l'innovation, contraignant l'élan. L'opposition manichéenne entre tradition et modernité n'a pas lieu d'être. Bordeaux a su se réinventer. Une expression lui convient bien : "la tradition du nouveau", concept inventé par un critique d'art, Harold Rosenberg. » Voici un souvenir de Noël 2024 qui ne sent pas le sapin.
* : « Pour nous, cela a presque été bénéfique, ça nous aide à expliquer aux vignerons récalcitrants pourquoi il faut changer les règles » reconnaissait ainsi Christophe Chateau, le directeur de la communication du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB). Mais c'était avant que l’interprofession ne poursuive en justice Valérie Murat pour dénigrement (après condamnation, l'appel est en cours).