Pour vivre heureux, vivons bâchés ? Si cela permet de ne plus traiter contre mildiou, black-rot, excoriose… « Tout ce qui nous permettra de conserver la viticulture en plein cœur de ville nous intéresse » pose Laurence Rouède, la première adjointe déléguée à l’urbanisme et au foncier de la mairie de Libourne (dont 25 % de la surface est viticole), lors de la présentation ce 3 juin des 10 rangs de vignes protégées par les bâches rétractables du Viti-Tunnel juste à côté de l'école élémentaire Marie-Marvingt (aviatrice et sportive surnommée "la fiancée du danger" et dont la devise était "je décide de faire mieux encore et toujours"). Pouvant couvrir en moins d’un minute les vignes du château Quinault L'Enclos (AOC Saint-Émilion, groupe LVMH), ce dispositif de bâches plastiques protège automatiquement les vignes de la moindre averse contaminatrice (grâce à des capteurs) et doit permettre de réduire de 90 % les traitements phytosanitaires (le traitement insecticide contre la flavescence dorée restant obligatoire). Sans intervention humaine, l’outil se déploie et se replie selon la météo.
De quoi apporter une réponse pragmatique aux enjeux de voisinage des parcelles urbaines pointe Pierre-Olivier Clouet, le directeur technique du château Cheval Blanc (gérant Quinault L'Enclos), qui voit dans Viti-Tunnel une « solution positive » pour continuer à produire du vin « au cœur de la ville ». Avec une densité de 6 500 pieds hectare, la parcelle plantée il y a 40 ans n’a eu besoin d’aucune adaptation pour mettre en place le Viti-Tunnel que l’équipe technique de Quinault L'Enclos connaît bien, Cheval Blanc en accueillant trois rangs depuis 2019, « pour voir si les livres disaient vrai : sans pluie, pas de mildiou » se rappelle Pierre-Olivier Clouet, précisant qu’« il y a un retour de l’eau à la parcelle. L’enjeu étant que les gouttes ne touchent pas le végétal. »
En étant aujourd’hui à sa septième version, le concept breveté de Viti-Tunnel n’a cessé d’évoluer depuis ses premières ébauches de 2017. Le dispositif se déploie désormais avec un tube au-dessus du rang où les bâches sont roulées/déroulées grâce à des bras et un moteur alimenté par des panneaux solaires individuels. Ayant fait preuve de son concept et de son efficacité* pour son concepteur, Patrick Delmarre, le président fondateur de la start-up Mo.del, « Viti-Tunnel est un dispositif de tunnel escamotable pour mettre à l’abri les rangs de vigne pendant des événements climatiques extrêmes [qui] permet de répondre aux deux enjeux majeurs du vignoble : la protection de la récolte et la réduction drastique des produits phytosanitaires. »
Ses bons résultats contre le mildiou, le black-rot, l’excoriose, le gel et la grêle ont été obtenus durant cinq années d’expériences sur douze domaines bordelais « dont trois millésimes à forte pression (2020, 2021 et 2023) » pointe l’ancien vendeur de phytos. Ayant déjà présenté ces résultats prometteurs, Patrick Delmarre dévoile ce 3 juin « pour la première fois le dispositif dans sa configuration industrialisable et commercialisable ». Le Viti-Tunnel de Quinault L’Enclos est ainsi l’un des trois premiers dispositifs en présérie déployés dans le vignoble (avec les châteaux Montrose et Lafite-Rothschild, grands crus classés en 1855 respectivement de Saint-Estèphe et Pauillac). D’autres devraient suivre dès le début 2025 avec l’ouverture d’une usine dédiée (son emplacement est à choisir) et grâce à la levée fonds de 2 millions € du fonds régional Vitirev Innovation (« l’enjeu est d’accompagner une innovation de rupture vers l’industrialisation et la commercialisation » résume sa directrice d'investissement).


Avec un prix de 60 €/mètre linéaire pour les préséries, les 10 rangs de 140 mètres à Libourne ont coûté 84 000 €. Sachant qu'il y a des aides à l'installation pour ces dispositifs réduisant les phytos et que les prix sont amenés à diminuer avec l'industrialisation de l'outil. La structure a une durée de vie estimée à 20 ans, la bâche durerait 5 ans avant remplacement. « Nous en sommes au début » pointe Patrick Delmarre, qui veut à terme proposer deux types de Viti-Tunnel : la version premium (comme celle montrée ce 3 juin) et une version plus accessible (sans moteur ni panneau solaire pour réduire le coût tout en sécurisant manuellement les vendanges lors d’alertes gel, grêle et fortes pluies). Dans tous les cas pour son concepteur, « il n’est bien sûr pas question pour nous de couvrir les 730 000 hectares de vignes en France. Il s’agit juste de proposer une solution pour deux catégories de parcelles : celles qui historiquement et régulièrement sont touchées par des maladies, des dégâts dus au gel ou à la grêle, celles où les pesticides posent des problématiques difficiles à gérer » (avec le voisinage d’habitations, écoles, maisons de retraites, cours d’eau, zones Natura 2000…). Pour l’instant, trois Viti-Tunnel sont commercialisés et un quatrième n’attend plus qu’une la validation de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO).
Bénéficiant d’une dérogation en AOC jusqu’en 2024, les rangs sous Viti-Tunnel en appellation attendent un retour de l’INAO en octobre 2024 pour s’inscrire dans le Dispositif d’Evaluation des Innovations (DEI, expérimentation de 10 ans, renouvelable 10 ans, sur maximum 5 % des surfaces et 10 % de l’assemblage) explique Christophe Marange, le directeur général de la start-up Mo.Del. Notant que ces essais intéressent « toute la France viticole, qui vous regarde », Jacques Gautier, inspecteur national de l’INAO, explique que pour « la décision d’autoriser ou non en AOC » les services sont « en observation depuis le début » et qu’il faut désormais « connaître tous les résultats de cette expérimentation » (l’Institut Français de la Vigne et du Vin prépare un bilan des 5 années d’essai). Mais « encore faut-il que les Organismes de Défense et de Gestion (ODG) fassent la demande d’introduction de DEI » pointe l’inspecteur, notant d’autres outils pour le maintien de la viticulture en zone sensible (cépages résistants, plantations de haies…).
Alors qu’au château Cheval Blanc il n’y a pas de différences franches entre raisins/vins de rangs sans et sous Viti-Tunnel pour Pierre-Olivier Clouet, Patrick Delmarre évoque 7 à 11 jours de fermeture de Viti-Tunnel sur les 160 à 180 jours du cycle végétatif (soit 4 à 7 % de la campagne). Alors que la préservation du lien au terroir doit être démontrée, Viti-Tunnel préfère rester prudent sur l’effet anti-échaudage de ses bâches. Même si cela pourrait s’insérer dans les expérimentations actuelles sur le voile antigel et le filet d’ombrage note Christophe Marange. Reste nécessaire l’ouverture aux innovations pour adapter le vignoble aux défis présents et futur. Reprenant le Guépard de Tomasi di Lampedusa, « il faut accepter que tout change pour que rien ne change » pointe Pierre-Olivier Clouet, le Viti-Tunnel permettant d’envisager de conserver les cépages historiques de Bordeaux. Mais il faut pour cela revoir tous les travaux de la vigne prévient Christophe Marange : en se passant de traitements, « Viti-Tunnel met la plante au centre » pointe le directeur, évoquant plus de liberté dans la date de relevage (qui n’est plus liée à un traitement), plus de rendement (un impact sur la coulure climatique est à valider)… La gestion de l’oïdium est encore en recherche et développement, avec un outil dédié qui ne peut encore être évoqué. Pour vivre heureux, vivons bâchés ?
* : Les résultats de la campagne 2023 sont globalement équivalents à ceux des années passées. La comparaison protection entre les rangs couverts et ceux adjacents révèle que dans 60 % des cas, Viti-Tunnel fait aussi bien que les traitements mildiou des propriétés (des grands crus classés, particulièrement réactifs et qualititatifs dans leurs moyens matériels et humains). Dans les 40 % restants, Viti-Tunnel fait mieux, mais jamais moins indique Patrick Delmarre, indiquant que la preuve de concept contre le mildiou et le black-rot a permis d’obtenir un prix de l’innovation lors du salon Vinitech 2022.