ourquoi appelez-vous à un cessez-le-feu entre vignerons/cavistes et vins désalcoolisés qui sont critiqués pour leurs goûts et leurs processus industriels ?
Frédéric Chouquet-Stringer : Je ne pense pas que ce soit un appel à un cesser le feu, parce que je n’ai pas l’impression qu’il y ait une guerre entre les uns et les autres. Je sens par contre que dans notre industrie il y a un besoin de changement comme beaucoup de gens ont des problèmes et qu’il faut de nouveaux débouchés. J’ai l’impression que certaines personnes ne veulent voir que le négatif dans la désalcoolisation. Mais avec le vin, on a la chance d’avoir un avantage concurrentiel par rapport aux autres produits. Dernièrement, un œnologue a écrit dans un article que le vin sans alcool n’est pas une solution pour les femmes enceintes comme il y a 2,5 g/l de sucre. OK, la proposition n’est pas parfaite, mais quelles sont les alternatives ? Les sodas et les jus de fruits qui ont quatre fois plus de sucre. On appuie trop sur les points faibles plutôt que sur les points forts.
Nous sommes là pour développer une nouvelle offre aux vignerons et apporter de la valeur à tous pour arrêter d’arracher. J’ai l’impression que ce n’est pas compris parfois. La phrase clé, c’est que l’on appelle ça vin ou pas, le but est d’offrir un nouveau débouché à l’industrie du vin. Si nous, branche du vin, ne nous occupons pas de fournir des boissons sans alcool aux adultes, d’autres le feront à notre place. Mais je ne pense pas en noir et blanc, je n’ai pas dit que les vins sans alcool sauveront toute l’industrie. C’est une pièce du puzzle qu’il faut bien jouer, mais ce n’est pas la seule solution.
Cette vision pragmatique d’un besoin de diversification n’est-elle pas un pas de plus de la filière vin vers l’agroalimentaire, le vin devenant une matière première ?
Je reste un amoureux du vin, j’aime les histoires de vins et de vignerons. Nous arrivons à un moment où ces produits montrent leurs limites. La plupart les vins de masse que l’on trouve aujourd’hui en grande distribution ont un problème de mise sur le marché et sont déjà industrialisés, soyons réalistes. Nous sommes dans un monde en crise. Dans tous les cas, les vins désalcoolisés vont permettre de toucher de nouveaux clients en utilisant la tradition du vin et en mettant à profit le travail de qualité des vignerons qui reste essentiel.
Les critiques portent fréquemment sur les additifs et les techniques de désalcoolisation qui dénatureraient l’esprit du vin...
Il faut bien savoir de quelles boissons on parle. Il faut différencier les vins désalcoolisés des boissons à base de vin désalcoolisés et de l’aromatisation. Parmi les 50 produits que je vends, 90 % sont désalcoolisés, sucrés avec un peu de Moût Concentré Rectifié (MCR, un produit de la vigne) et stabilisés avec de la pasteurisation ou l’ajout de Velcorin (du dicarbonate de diméthyle, un produit chimique indiqué sur l’étiquette, contrairement aux autres soft qui ne l’indiquent pas). Dans les 10 % restants, on ajoute de la gomme arabique ou des mannoprotéines : des choses communes et normales dans le monde du vin…
Mon appel est de dire : regardez les beaux produits que l’on a, ils permettent d’aller en avant en respectant la tradition et le travail de vigneron. Arrêtons de tout casser sur des points où l’on n’est pas parfait, mais nous n’avons pas à rougir par rapport aux autres producteurs de boissons sans alcool pour adultes. Pour les vins désalcoolisés, on met le taux alcool en dessous de 0,5°.alc : pour les jus de fruit ils doivent le marquer au-dessus de 1,2°.alc.
Mais le vin étant un produit hautement culturel et identitaire, sa filière peut-elle réagir autrement que de manière traditionaliste à la nouveauté ?
Si je regarde l’industrie du vin, ce qui amène aujourd’hui à la crise c’est que tout le monde ne parle que de terroirs et d’histoires depuis 100 ans. Le client n’y croit plus ou ne s’y retrouve plus pour plein de raison. Regardez les marques et les gens qui marchent bien, ce sont ceux qui innovent. Et comme un vin ne plaira pas à tout le monde, le désalcoolisé ne plaira pas à tout le monde. Et ce n’est pas grave.
D’où les retours clivants ?
Sur ma boutique de vente en ligne, j’ai vendu depuis le début d’année 35 000 bouteilles d’une cinquantaine de vins désalcoolisés différents depuis le début d’année. Les clients peuvent mettre des étoiles pour noter sur cinq leurs achats. Un même vin reçoit souvent des 5 etoiles et des 1 étoile, les avis sont très tranchés (il y a peu de 2-3 ou 3-4 étoiles). Qui a raison ? La seule chose que je suis capable de dire, c’est que celui qui a mis une étoile n’avait soit pas du tout envie de goûter du sans alcool, soit il n’a pas été bien orienté vers la typicité qui lui conviendrait. Le sans alcool demande un management des attentes, il faut arriver à donner du conseil et recréer la diversité du vin dans le monde désalcoolisé. C’est toute la difficulté de permettre au client, qui ne sait pas à quoi s’attendre, de trouver ce qui lui correspond : il y a un grand rôle des sommeliers et cavistes.
Alors que l’on parle du sans alcool pour sauver une partie du vignoble, il apparaît qu’il faut beaucoup de pédagogie pour que le consommateur comprenne le produit ou ne soit pas déçu de ne pas y retrouver le vin tel qu’il le connaît.
Le journal allemand Falstaff, orienté gastronomie et vin, va sortir fin mai une dégustation de vins désalcoolisés dont les premiers retours indiquent qu’il y a eu des vins très mauvais et d’autres très bien. C’est le retour que j’espérais : on revient au monde du vin. Il y a des spécificités, des gens font bien et d’autres moins bien.
Le vin désalcoolisé peut être un élément du changement dans le monde du vin et il faut qu’on le travaille bien ensemble. Je comprends qu’il y ait un point philosophique pour des personnes qui ne sont pas convaincues de retrouver dans le sans alcool ce qu’elles aiment sous le terme de vin. Mais à un moment il faut être pragmatique : on a tous des produits à vendre et des clients à chercher. Certaines personnes resteront toujours contre et certaines personnes n’en auront pas besoin.
Quelles sont les tendances commerciales du sans alcool ? Est-ce une niche ou est-ce que cela prend de l’ampleur ?
Aujourd’hui, ça reste un petit marché en grande expansion. Je me suis lancé dans vin sans alcool, forcément je crois dans son avenir. Je ne pense pas que ce soit une mode, c’est une vraie tendance sociétale que l’on voit ailleurs. Mais c’est à travailler sur le long terme. Si le monde du vin n’y va pas, d’autres iront (avec des thés, des softs, des kombuchas...). Être trop critique sur le vin désalcoolisé ouvre la porte à tous les autres.
Les rosés pamplemousse ont également beaucoup marché avant de s’effondrer. En voulant dupliquer le succès des bières sans alcool, le vin n’a-t-il pas déjà un train de retard ?
Un train de retard, je ne sais pas. Notre produit est quand même beaucoup plus complexe et a toujours eu un positionnement plus, disons, élitiste. Par contre, je ne pense pas que nous puissions comparer le rosé pamplemousse et le sans-alcool. L’un est une mode, l’autre est une tendance de fond comme le montre la déconsommation de vin des 60 dernières années. Le sans-alcool est une chance de regagner tous ces clients.