irecteur de la coopérative Bordeaux Families, Philippe Cazaux se réjouit d’avoir investi 2,5 millions d'euros dans une installation de désalcoolisation sous vide, opérationnelle depuis fin 2023. « Quand on a commencé à étudier notre projet en 2019, on n’imaginait pas un tel engouement du marché en 2024, dit-il. La demande augmente au point que nous allons vers la saturation de la capacité de traitement de notre équipement. À ce jour, nous avons traité 20 000 hl, dont 80 % pour des vins sans alcool ».
Sous sa propre marque, Bordeaux Families a lancé une gamme de vin sans alcool et un IGP Atlantique dont le degré a été ramené de 11,5 à 9 % vol. « Pour les vins sans alcool ou de tout petit degré, il est nécessaire de compenser la baisse d’alcool par de la carbonication ou de l’édulcoration. Pour les vins peu désalcoolisés, c’est inutile. Nous n’avons pas corrigé notre IGP à 9 %. À la dégustation, peu de gens perçoivent qu’il est désalcoolisé. C’est un vin léger, très facile à consommer ».
À la tête de la maison Desprat Saint-Verny, dans les Côtes d’Auvergne, Pierre Desprat s’est décidé il y a un an à étoffer sa gamme avec un vin léger en alcool. « Nous n’avions aucun problème de commercialisation, mais on sent bien que notre filière traverse une période compliquée. C’est dans ces moments qu’il faut investir », assure-t-il.
S’entourant des conseils du cabinet B & S Tech, Pierre Desprat a effectué plusieurs tests sur un gamay et un pinot noir de 2023. « Nous avons rentré le gamay à 12 % vol. et l’avons désalcoolisé pour atteindre 0, 5, 8 et 10 % vol. En dessous de 8 % vol., le vin a perdu trop de caractère. À 8 et 10 %, il a conservé ses notes de fumée très typiques de notre région volcanique. Sur le pinot noir, en revanche, le résultat a été décevant : on a perdu la finesse et l’élégance de ce cépage ».
Après cela, Pierre Desprat a confié 40 hl de gamay à l’entreprise Paetzold. « Il nous a fallu 14 h pour désalcooliser les 40 hl », raconte-t-il. Après ce traitement, il a légèrement retravaillé le vin d’une façon qu’il ne souhaite pas préciser et l’a assemblé avec un gamay passé en barrique qui a amené des notes vanillées. La maison Desprat Saint-Verny a investi 15 000 € dans la création de ce nouveau produit (dont 4 000 € de désalcoolisation) qui titre à 8,5 % vol. « C’est un investissement, pas une opération rentable », expose Pierre Desprat.
Dénommée Léger comme une plume et vendue 9 € au particulier et 6,5 € aux professionnels, cette nouvelle cuvée a été bien accueillie. Lancées mi-mars, les 5 000 bouteilles sont parties en quelques semaines. Et une nouvelle mise en bouteille est déjà programmée.
Au Cellier des Demoiselles, coopérative audoise basée dans les Corbières, c’est après une tournée chez ses cavistes qu’Anaël Payrou, le directeur, a perçu cette demande en faveur de vins plaisir, peu alcoolisés. Restait à savoir comment les produire. Pour se décider, il a fait deux essais l’an dernier, le premier avec un carignan assez productif (90 hl/ha) ramassé à sous-maturité (11,5-12 %) et le second avec un autre carignan à petit rendement (40 hl/h), ramassé à maturité (13,5-14 %) et désalcoolisé par osmose inverse pour être ramené en dessous de 11 % vol.
« La première option n’était clairement pas la bonne. On a obtenu un vin avec une acidité marquée, des tanins verts et une fin de bouche agressive. La seconde option était bien meilleure. Pourtant, la désalcoolisation a également modifié l’équilibre initial. Mais nous avons ensuite retravaillé cette base, en l’assemblant avec 10 % d’un grenache très fruité, puis en ajoutant des copeaux et micro-oxygénants. Et avant mise, nous avons carboniqué à 900 mg/l. Au final, le produit est plaisant et reste dans l’univers du vin ».
Pour mettre en avant son caractère disruptif, la coop a baptisé sa nouvelle cuvée La Rebelle, l’a habillée d’une étiquette décalée – une pin-up bardée de tatouages – et a créé une PLV pour la lancer en restauration. « C’est un investissement de 4000 à 5000 €, dont 2 000 € de désalcoolisation pour 6 000 bouteilles. Mais ce vin a reçu un bon accueil », assure Anaël Payrou.
Au domaine du Grand-Chemin à Savignargues, Jean-Marc Floutier vient de lancer une nouvelle gamme de trois vins à 6,5 % vol. « Après vendanges, nous avons sélectionné trois cuvées : un colombard-viognier à 11,5 %, un grenache-cinsault rosé et un cabernet-sauvignon rouge, tous deux à 12 % », explique le vigneron cévenol. Après désalcoolisation, il a retravaillé les vins pour amener du gras et de la rondeur, et des bulles dans le blanc. Il n’en dira pas plus. « Cette nouvelle gamme n’est pas un sous-produit. Elle a un coût, il faut compter 1,60 €/col pour la désalcoolisation, plus les frais de création d’étiquette. Je l’ai positionnée à 11,90 € la bouteille ». Jean-Marc Floutier a produit 3 000 cols dans chaque couleur. Les choses semblent bien engagées pour ces nouveaux produits pour lesquels le vigneron a eu de bons retours. Michèle Trévoux
En 2022, Rhonea (collectif de vignerons du Vaucluse) a investi dans un évaporateur sous vide. « Avec le réchauffement climatique, nos degrés s’envolent. Cet équipement nous permet de revenir à des niveaux raisonnables, justifie Alexis Valette, maître de chai de cette coopérative basée à Beaumes-de-Venise. Nous sommes partis d’un côtes-du-rhône à 13,5 % vol., un assemblage syrah-grenache très fruité avec des tanins bien mûrs. Après désalcoolisation à 11,5 % vol., on a obtenu un vin souple et rond, avec une belle fraîcheur. On a gagné en couleur et en expression aromatique ». Rhonea a produit 600 hl de cette cuvée dénommée Les Artistes qu’elle a lancée en juin 2023 dans le réseau traditionnel. « Le retour est plutôt positif. Nous sommes le seul opérateur à proposer un AOP de faible degré », indique Valérie Vincent responsable marketing et communication. Vendu 7 à 8 TTC € la bouteille, cette cuvée n’est pas rentable à ce stade. « C’est un pari sur un nouveau marché que nous pensons être une tendance de fond », soulignent Alexis Valette et Valérie Vincent.