ntre déstockage et déconsommation, le marché américain du vin est entré dans une phase de stagnation, voire de décroissance, du moins en volume. Une stratégie réussie dépendra désormais de la capacité d’adaptation des entreprises face aux nouveaux enjeux de la consommation, prévient la Silicon Valley Bank dans son tout dernier rapport. Et cette adaptation passera, entre autres, par des packagings alternatifs, à même de répondre, non seulement à une multiplication des occasions de consommation, mais aussi à celle des impératifs environnementaux.
De ses débuts en 2009 dans un garage de 20 m2 à San Francisco – à l’image de plusieurs grandes entreprises américaines aujourd’hui au sommet – Free Flow Wines est devenu un acteur majeur du marché des fûts en acier pour le vin aux Etats-Unis. En 2023, la société a rempli près de 200 000 fûts, soit l’équivalent de près de 400 000 caisses de 9 litres, son objectif étant de dépasser 500 000 cette année. Ses fournisseurs, au nombre de 250 pour quelque 400 références, sont à 75 % basés aux USA, mais des entreprises françaises comme Boisset ou Aquitaine Wine Company, y figurent aussi. Sa clientèle est exclusivement américaine, répartie sur tout le territoire et composée notamment d’établissements du secteur CHR et de l’événementiel, à cause des réglementations restrictives sur la vente à emporter.
Si le conditionnement en fûts et le service du vin au verre ne sont pas nouveaux aux Etats-Unis, ils ont beaucoup évolué ces dernières années : « D’après nos sources, environ 9 000 établissements aux Etats-Unis proposent désormais du vin au verre, contre environ 200 il y une dizaine d’années », explique Barclay Webster, vice-président chargé du développement commercial auprès de cette entreprise pionnière dans les vins de qualité en fûts. Parallèlement, la qualité des vins a fait un véritable bond en avant : « On voit aujourd’hui des caves proposant des vins en fûts qui ne l’auraient jamais envisagé il y a ne serait-ce que 5 ans en arrière. Certains vins se vendent à 25$ le verre ». Cette évolution s’explique par une tendance globale à la premiumisation, mais également par une logique financière : plus le vin est cher, moins il y a d’intérêt à jeter les restes d’une bouteille ouverte et éventée, sachant qu’au final, c’est le consommateur qui paie.
Pour les producteurs eux-mêmes, deux motivations majeures sont à l’œuvre : « Dans le haut de gamme en particulier, de nombreux producteurs ont consommé leur propre vin au restaurant et ont constaté qu’il n’était pas à la hauteur de leurs attentes », analyse Barclay Webster. « Ils savent qu’ils ne peuvent pas fidéliser une clientèle dans ce circuit prescripteur si la bouteille est ouverte depuis une semaine et que le vin n’a pas bon goût. Ils ont compris qu’avec les fûts, le vin se déguste comme si on était à la cave, car nous utilisons le même acier inoxydable que pour les cuves de vinification ou de stockage ». Autre facteur décisif : le bilan écologique. « Tout le monde recherche des solutions pour réduire son impact environnemental de manière significative et réelle. Les opérateurs estiment que le système de recyclage aux Etats-Unis n’est pas performant, avec 70 % des bouteilles en verre finissant à la décharge ou transformées en asphalte ».
Outre des motivations internes aux entreprises, des incitations externes se multiplient : « L'organisme fédéral de réglementation et de contrôle des marchés financiers, la SEC, est en train de faire adopter une réglementation qui obligera toute société cotée en bourse à révéler son empreinte carbone, y compris les émissions "Scope 3". Pour la première fois, cela signifie que la valeur d’une entreprise sera corrélée à son empreinte carbone, et que les grandes entreprises vont se faire concurrence sur la base de leurs notations environnementales. Le packaging représente un moyen privilégié d’y contribuer ». Au-delà des marchés financiers, c’est toute une génération de consommateurs qui se montre désormais réceptive à l’aspect écologique des produits. « Beaucoup de jeunes se promènent aujourd’hui avec une gourde en aluminium qu’ils remplissent d’eau, et le caractère réutilisable des fûts correspond parfaitement à leurs habitudes, » pointe Barclay Webster, qui insiste sur la préférence américaine pour des fûts en acier réutilisables, contrairement aux versions PET plus courantes en Europe. Pour séduire une génération qui se détourne du vin à la faveur d’autres boissons, un mode de service qui reprend les codes de la bière a toute sa place dans une logique de (re)conquête. D’autant plus que les dispositifs existants peuvent être adaptés au vin à moindre coût : « Convertir une tireuse conçue pour la bière au service du vin n’est pas sorcier, à condition que le matériel se compose d’acier 304. C’est même plus simple avec le vin parce qu’il n’y a aucun problème de mousse. Même les vins effervescents sont plus faciles à gérer que la bière ».
Les pressions sur le pouvoir d’achat, l’appel à la modération et une offre de boissons pléthorique vont vraisemblablement favoriser le développement du service du vin au verre. L’an dernier, Free Flow Wines a recensé environ 250 nouveaux établissements sur ce créneau aux USA. « Les établissements indépendants qui proposent des offres de type brunch avec des effervescents conditionnés en fûts se développent fortement », note Barclay Webster, qui souligne également des concepts novateurs susceptibles de recruter une clientèle plus jeune : « La chaîne « Sixty Vines » qui compte une dizaine d’établissements à travers les Etats-Unis fait un travail phénoménal pour attirer les jeunes. Elle propose soixante vins à la tireuse, offre la possibilité de goûter avant d’acheter et démystifie le vin en le rendant moins sophistiqué et moins snob ». Enfin, quant à l’argument selon lequel les fûts ne permettraient pas de tirer pleinement profit des effets marketing en restauration, secteur qui commercialise l’équivalent de 50 millions de caisses de vin au verre aux Etats-Unis, le professionnel américain est formel : « Lorsque les clients commandent du vin au verre, dans la vaste majorité des cas, ils ne voient pas la bouteille. Cela me paraît dépassé de penser que les fûts compromettent le capital marketing des vins, et c’est une raison de plus pour privilégier d’autres contenants que la bouteille ».
Le conditionnement en fûts permet de réaliser certaines économies directement, au niveau du transport, et indirectement par l’absence de gaspillage au point de vente. « Associé à notre service complet – c’est-à-dire des analyses en laboratoire, une assistance pour obtenir des agréments auprès du TTB, certains ajustements finaux sur les vins et une logistique des retours – les tarifs de nos fûts varient entre 30 et 35$, selon leur Etat de destination, sachant que nous pouvons conditionner de petits volumes, dès 50 fûts ou environ 1 000 litres », précise Barclay Webster. « Le montant peut paraître élevé, mais un fût correspond à 26 bouteilles et il faut le comparer aux prix des bouteilles, des bouchons, des capsules, de l’embouteillage etc ». Quant aux exigences techniques, il y en a peu, contrairement aux cannettes par exemple, et pour l’heure il ne semble pas y avoir de problèmes de conservation. « L’un de nos clients, une grande cave que je ne peux pas citer, a retrouvé quelques fûts dans son entrepôt. Au bout de 7 ans, à la dégustation les œnologues l’ont préféré au même cabernet en bouteilles. Ce sont des contenants totalement inertes, qui "figent" le vin dans le temps ».