Allan Sichel : On sait bien que c’est une situation très difficile, sur laquelle on a des difficultés à agir. Au niveau du CIVB, cela fait des années que l’on prend des dispositions pour rééquilibrer l’offre et la demande. On sait que le prix en est la résultante. Mais les choses patinent et durent malgré les efforts de la filière sur les volumes (l’opération de distillation, les 19 millions d’euros d’emprunt sur 20 ans du CIVB pour l’arrachage sanitaire…), sur les profils produits (pas tellement pour les corriger, mais montrer la diversité organoleptique de Bordeaux qui est totalement adaptée à une consommation actuelle), avec notre nouvelle campagne de communication (lancée à Wine Paris)… On réduit l’offre et on veut stimuler la demande.
On voit toujours des transactions qui se font à un prix très très bas, à un prix indigne. Et ce n’est pas possible. Pourquoi est-ce que l’on décide d’agir maintenant ? Ce n’est pas un sursaut. Le contexte nous semble favorable. Nous avons vu toutes ces manifestations d’agriculteurs, qui se sont bien déroulées dans l’ensemble, qui ont expliqué aux politiques et au grand public tout le désarroi dans lequel se trouvent des agriculteurs, dont des viticulteurs de Bordeaux. J’ai été très impressionné par le retour rapide de l’État. Même si l’on me dit que ce n’est jamais assez ou qu’il n’y a pas encore de résultats, l’État a montré qu’il écoutait et entendait. Il nous semble que c’est maintenant qu’il faut afficher notre soutien aux viticulteurs qui ne peuvent pas être rémunérés à hauteur du travail qu’ils fournissent.
Ça ne peut pas durer. Ça fait déjà trois ans que l’on est dans cette situation et il faut absolument la corriger. On sait que le rééquilibrage entre l’offre et la demande va demander un effort long. Les résultats ne vont pas arriver rapidement. Même si l’on forme beaucoup d’espoir sur un rebond rapide. On ne peut pas juste attendre que l’équilibre offre/demande se formalise et arrive à un prix suffisamment rémunérateur pour les viticulteurs. On peut, par un effort collectif, se dire que ce n’est pas acceptable. Producteurs et metteurs en marché, il faut se dire ensemble solidaires de la nécessité de défendre l’image des vins de Bordeaux. Il manque cette dimension de juste rémunération des viticulteurs. Malheureusement, ce sont les forces du marché qui font cela. Tant que nous sommes dans une situation de surdisponibilité de vin, évidemment ça créé une tension à la baisse. Mais quand même, il y a la marge pour l’atténuer et ensemble valoriser les vins de Bordeaux. Même si nous, acteurs de Bordeaux, on soutient cette démarche de valorisation, ça n’empêche pas des acteurs extérieurs de venir contractualiser à des prix très bas. La tentative est de dire que c’est anormal.
Anormal, et inconcevable, de voir du Bordeaux à moins de 1 000 euros le tonneau ?
1 000 €, ce n’est pas suffisant. On entend parler de transactions et d’offres à prix beaucoup plus bas. Il faut viser la juste rémunération couvrant au moins les coûts de production. Et l’on sait que c’est au-delà de 1 000 €. Mais en dessous ce n’est pas possible
Quel est actuellement le prix moyen d’un tonneau de Bordeaux rouge ?
C’est enregistré au niveau du CIVB, mais il n’y a pas de publication des cours tous les 15 jours. Nous avons arrêté cette publication comme cela servait de point de repère. Il y a quand même besoin de références, un point sur 12 mois à la fin décembre 2023 sera bientôt disponible.
Pourquoi ne pas revenir sur la suspension de la publication des cours des vins de Bordeaux décidée par le bureau du CIVB le 24 octobre 2022 ?
C’était une décision du bureau, une tentative pour éviter que les gens s’alignent sur les cours les plus bas. Ce n’est pas nécessairement une grande réussite.
La transparence ne permet-elle pas de mieux connaître le marché plutôt que de laisser libre cours à des rumeurs sur des transactions à 600 € le tonneau ?
À la lumière de cette expérience d’un peu plus d’un an, nous verrons comment le bureau se positionne sur cette non-publication. Il y a des avantages et des inconvénients. L’absence de transparence peut être pire que la transparence.
Quels sont les prix minimums actuellement constatés et qui vous ont scandalisé ? Le cours moyen du tonneau de Bordeaux rouge était déjà de 955 € sur la dernière campagne 2022-2023, en dessous du niveau symbolique des 1 000 €.
Des viticulteurs expriment leur incapacité à valoriser leurs vins au-dessus des prix très bas. Ils se trouvent coincés entre l’absolue nécessité de faire rentrer de la trésorerie et très peu d’offres sur le marché. Donc il se retrouvent parfois contraints d’accepter ces prix très bas.
Sans angélisme, le négoce est également sous la pression de la distribution lui demandant de s’aligner sur les prix les plus bas.
Évidemment, je prétends qu’il n’y a aucun distributeur qui a besoin d’avoir des vins de Bordeaux à des prix très bas. Le consommateur ne le demande pas. Mais ce qu’un distributeur ne veut pas, c’est être plus cher que son concurrent. C’est une course à la baisse. Quand il y a des surdisponibilités, il y a des opportunités pour trouver des lots à prix très bas pour les acheteurs. À nous collectivement de voir à Bordeaux ce qui peut être fait contre ça.
Si l’interprofession ne peut parler de prix, où en sont les projets bordelais de création d’Organisation de Producteurs permettant de fixer un prix plancher lié aux coûts de production ?
Il y a une réflexion, qui ne relève pas du CIVB. L’interprofession n’a pas le droit de parler de prix et de s’entendre dessus, c’est une discipline que l’on observe de manière rigoureuse. Mais dans les discussions à la suite des manifestations agricoles, on voit que ce n’est pas un problème propre au vin et qu’il y a une réflexion. Peut-être qu’au niveau de l’Europe on peut définir des modalités sur ce qui est acceptable et sur ce qui ne l’est pas. On voit bien que la loi Egalim qui s’applique à partir de la deuxième transaction n’a pas d’effet sur les producteurs qui étaient ciblés par elle.
Vous indiquez justement dans votre lettre que loi Egalim s’applique au vin, dans le cadre des contrats interprofessionnels écrits, interdisant des ventes de matière agricole à perte. Faut-il modifier ou juste appliquer Egalim ?
La façon dont la loi Egalim protège le producteur, c’est que le point de départ dans la négociation est l’offre du producteur. Qui propose un produit à tel prix. Mais s’il veut avoir une chance d’être retenu, il faut un marché derrière. Le CIVB veut saisir cet instant propice aux évolutions européennes sur la réglementation et participer aux solutions sécurisant le revenu des viticulteurs. Comme celui de tous les agriculteurs.
Vous intéressez-vous à l’attaque en justice du vigneron Rémi Lacombe, qui poursuit devant le tribunal de commerce les négoces Cordier et Ginestet pour lui avoir acheté du vin en vrac à bas prix ?
Je le suis avec beaucoup d’intérêt. Si cela débouchait sur un prix minimum sous lequel il serait illégal de contractualiser, ça remettrait beaucoup de choses en cause. Les conséquences seraient considérables. Je ne vois personnellement pas comment cela s’appliquerait. Qu’est-ce qu’un prix abusivement bas ? Est-ce que cela se joue au niveau de la propriété, de l’exploitation ? Comment traite-t-on la concurrence ?
Soutenez-vous l’initiative de Rémi Lacombe ?
Nous ne nous positionnons pas, nous sommes observateurs. Nous avons étudié les textes soulevés par Rémi Lacombe, que nous ne connaissions pas et qui nous ont interpelé. Ils ont été expertisés pour savoir s’il y avait quelque chose à exploiter, mais cela nous semble très difficile. Nous suivrons avec intérêt…
En 2018, vous lanciez le plan interprofessionnel "Ambition 2025" qui poursuivait le but d’une filière plus tournée vers la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE). Le collectif Viti 33 demande à ce que les négociants pratiquant de faibles prix d’achat soient exclus de la labellisation interprofessionnelle RSE "Bordeaux Cultivons Demain" comme ils ne respectent pas les coûts de production de leurs fournisseurs vignerons. Qu’en pensez-vous ?
Dans la labellisation RSE Bordeaux Cultivons Demain, la question de la juste rémunération des achats est un point pris en compte. Mais dans un package de moyennes et de points. Il est possible d’être labélisé et en totale conformité avec le cahier des charges RSE, et d’avoir quand même acheté un lot à très bas prix. Sachant pertinemment que c’est en dessous des prix de revient. C’est un point de vigilance. Compte tenu de notre impossibilité de fixer un prix minimum d’achat, nous n’avons pas pu traiter ce point de manière plus exclusive.
Cette association souhaite également une révision du montant des Cotisations Volontaires Obligatoires (CVO) en fonction des valorisations des appellations (montant abaissé pour les appellations régionales et sous-régionales, mais augmenté pour les communales). Est-ce un sujet ?
Non, ce n’est pas à l’étude.
On entend que la production 2023 des appellations de Bordeaux serait inférieure aux volumes commercialisés : peut-on espérer un retour à l’équilibre à court terme ?
On regrette de ne toujours pas avoir les résultats de la récolte 2023 par les Douanes (il y aurait des anomalies, cela tarde). Nos extrapolations nous laissent à penser que c’est une récolte faible. Probablement très proche de notre commercialisation actuelle (3,6 à 3,7 millions d’hectolitres). Théoriquement, il y a équilibre. Mais l’on sait qu’il y a des transactions à des prix très bas dans ce volume commercialisé : il y a de la marge de manœuvre pour susciter de l’appétit pour les vins de Bordeaux et convaincre les consommateurs pour créer de la tension. Au moins, on ne devrait pas augmenter les stocks.
Des demandes d’aides au stockage privé sont portées nationalement par le vignoble.
Si cela permet à certains de faire le pont et tenir du stock de qualité sans succomber à la pression du marché, je suis évidemment favorable. Il vaut mieux ça que de vendre à des prix très bas qui déstabilisent tout : c’est mauvais pour l’image de Bordeaux et toute la chaîne.
Initialement, la crise des vins de Bordeaux se concentrait sur les vracqueurs. Elle touche désormais des caves particulières et coopératives, des crus bourgeois… Et même, dans une certaine mesure, des grands crus classés ayant des retours compliqués du marché… Quelle est l’ampleur des difficultés bordelaises ?
Le contexte est actuellement difficile pour tout le monde. On voit des cas compliqués, même dans les appellations les plus prestigieuses. On n’est pas dans la même amplitude de difficultés, mais des crus classés en connaissent. On ne peut plus segmenter : les vins chers se vendent très bien et ceux pas chers ont des difficultés. La déconsommation en France touche tout le monde, le marché mondial est compliqué pour l’exportation… Avec le coût de l’inflation, les consommateurs partout se tournent vers l’essentiel et peuvent considérer que le vin de Bordeaux n’est pas essentiel. Que ce soit un grand cru ou un vin de cœur de gamme, c’est la même réflexion. Pour les communales et le haut de gamme, c’est plus conjoncturel que structurel : le marché reviendra, quand les taux d’intérêts baisseront et la consommation repartira.
La baisse de la consommation en France, cumulée aux difficultés d’exporter dans un monde bouleversé, pénalise notre capacité de commercialisation.
Si la situation difficile atteint toutes les appellations et tous les acteurs de production comme du commerce, certains sont beaucoup plus affectés que d’autres, et la situation désespérée de trop nombreux viticulteurs nous bouleverse.
La distillation, l’arrachage sanitaire et le volume régulateur accompagnent la réduction des volumes. La nouvelle campagne de communication "Join the Bordeaux Crew", incluant les jeunes consommateurs partout dans le monde, doit contribuer à modifier la perception des vins de Bordeaux, trop souvent cantonnés à des occasions formelles, prestigieuses et lors de repas traditionnels. Bordeaux s’adapte, se convertit, évolue ; il est temps de montrer la réalité de notre filière : des artisans, des exploitations familiales, des hommes et des femmes engagés dans l’authenticité, la qualité, la singularité, adoptant des pratiques vertueuses.
Nous devons tous nous approprier la promotion de nos vins, n’attendons pas que les campagnes du CIVB fassent tout, joignons nos forces pour avoir un impact fort.
Montrons à Wine Paris que nous sommes tous unis. Les occasions de mettre nos vins en avant sont nombreuses : la Tournée des Vins et des Terroirs de Bordeaux qui doit encore progresser en visibilité et en nombre d’animations, les journées portes ouvertes, l’accueil à la propriété, Bordeaux fête le vin en juin, les fêtes du vin à l’export etc… Nous agissons ainsi sur la demande - susciter l’envie, rendre l’image de nos produits attractive, jeune, moderne, à la mode…
Nous continuons à travailler sur les profils produit pour mieux déchiffrer les attentes du consommateur. Ensemble, nous proposons tous les styles de vin appréciés par le consommateur, mais il est parfois difficile pour celui-ci d’identifier le profil du produit avant d’ouvrir la bouteille ; il faut l’aider à décoder pour faciliter son choix et garantir sa satisfaction.
Des transactions à des prix inadmissibles
Nous devons continuer à approfondir et déployer nos actions sur chacun de ces sujets.Mais il en reste un sur lequel nous n’avons pas encore trouvé la solution : la juste rémunération du travail du viticulteur.
Il n’est pas admissible de voir des transactions à des prix inférieurs à 1 000 € le tonneau, très loin de couvrir les coûts de revient. Laissons ces marchés à d’autres produits qui ont moins de contraintes règlementaires, des coûts de production moins élevés et des rendements supérieurs.
Pour maintenir la force de notre image de vins de qualité qui passe par nos produits, nos engagements pour l’environnement, le respect du voisinage, notre responsabilité sociétale, les transactions doivent assurer la rémunération de l’ensemble de ces coûts, qui ne cessent d’augmenter.
Bien sûr, les forces du marché conduisent à ces situations inadmissibles. Les règles de libre concurrence s’opposent à toute entente sur les prix, mais nous devons néanmoins trouver des solutions, dans un contexte de faible récolte qui nous rapproche de l’équilibre.
La très forte mobilisation agricole depuis deux semaines, largement soutenue par la population française, a été entendue par le gouvernement ; des messages forts ont été adressés au monde agricole pour rétablir des règles de bon sens, de loyauté, de concurrence équitable, de simplification.
Nous rentrons dans une période où les lignes doivent bouger au niveau français et européen. Nous devons trouver les moyens de protéger la juste rémunération des exploitants viticoles. Nous explorons les possibilités de protéger la valorisation acceptable de nos productions. Le moment est propice ; ce qui a toujours été impossible pourrait peut-être évoluer.
Agissons collectivement pour une juste rémunération de tous
La quasi-totalité d’entre nous utilise des contrats interprofessionnels écrits qui, contrairement à ce qui peut être dit ou écrit çà et là, sont complètement inscrits dans les lois EGALIM.
Ces lois ont été à juste titre très critiquées. Le gouvernement lui-même reconnaît leur nécessaire évolution. Nous serons, avec l’Etat, acteurs de cette évolution pour une plus juste rémunération de tous les acteurs : producteurs, négociants, distributeurs.
Ce chantier va mobiliser toute notre énergie, mais à plus court terme et de manière immédiate, nous pouvons être solidaires et agir collectivement en comptant sur la responsabilité de tous. Nous voulons condamner toute transaction qui ne permet pas au producteur de vivre de son travail.Pour mettre une valeur, considérons temporairement ce seuil à 1 000 € le tonneau d’AOP Bordeaux rouge. Un seuil dont on ne peut évidemment pas se satisfaire.
Soyons tous responsables, et mettons, chacun à notre place, tout en œuvre pour obtenir, au plus vite, un prix rémunérateur pour tous.
Ces transactions à vil prix contribuent à faire perdurer le désespoir du viticulteur, mais aussi de toute la filière.
Nous devons collectivement agir pour combattre ces pratiques qui consistent à continuellement proposer moins cher.
Nos engagements RSE sont incohérents avec ces fonctionnements, et nous devons identifier avec les services de l’Etat des mécanismes qui permettent de rémunérer correctement les producteurs et les mettre en œuvre.
Allan Sichel, président du CIVB
Bernard Farges, vice-président du CIVB
Lionel Chol, président de la Fédération du Négoce
Jean-Marie Garde, président de la Fédération des Grands Vins de Bordeaux