n terroir inconnu. Se penchant sur l’article 442-7 du Code de Commerce ce jeudi 11 janvier, le tribunal de commerce de Bordeaux s’aventure en pleine forêt vierge : ce dispositif de la loi Egalim n’ayant jamais été appliqué par la justice depuis sa création en 2019. Alors que cet article « engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait pour un acheteur de produits agricoles ou de denrées alimentaires de faire pratiquer par son fournisseur un prix de cession abusivement bas », la Société Civile Fermière Rémi Lacombe (138 hectares de vignes, dont le château Bessan-Segur basé à Civrac-en-Médoc) attaque les négoces Ginestet (famille Merlaut) et Excell (filiale de Cordier, groupe Invivo) pour 10 contrats d’achats en 2021 et 2022 de lots de vrac à un prix moyen de 1 200 € le tonneau quand le coût de production de la propriété est estimé à 1 600 € le tonneau.
En l’absence de jurisprudence, « par risque de représailles des acheteurs sur l’agriculteur », maître Louis Lacamp, la défense de Rémi Lacombe, appelle le tribunal à faire un exemple dans l’esprit de la loi Egalim. Il estime que les députés et sénateurs avaient pour « objectif de garantir que quand il y a une vente, elle est rémunératrice pour l’agriculture ». L’avocat parisien plaide que « la clé [est] de rééquilibrer le pouvoir entre les producteurs, éclatés et faibles, et la grande distribution, mettant la pression sur ses fournisseurs [les négociants] qui mettent la pression sur les viticulteurs. Avec des prix si bas que les producteurs se retrouvent à vendre à des prix inférieurs à leurs coûts de production. [Mais] nul ne vend à perte de son plein gré, les négociants profitent de la crise pour faire plonger les prix face à des vignerons sans solution. » Parmi ses arguments, Louis Lacamp reproche aux négociants attaqués de ne pas avoir respecté la construction du prix par l’amont, la loi Egalim obligeant une première proposition écrite de contrat venant du vendeur.


Représentant le négoce Ginestet, maître Alexandre Bienvenu balaie cet argument : le négociant est passé par un courtier, la maison Lillet, qui indique dans un courrier avoir assuré un « courtage classique […] aux prix du marché pour la qualité [présentée et à sa connaissance] sans aucune pression ». Pour l’avocat bordelais, « les courtiers n’ont fait que relayer les vins proposés par Rémi Lacombe », débouchant sur « une drôle d’affaire pour la société Ginestet à qui l’on reproche tout simplement d’avoir fait ce qu’elle sait faire : acheter du vin sur la place de Bordeaux », tandis que la société Lacombe « faisait de la trésorerie » avec son vrac, mais ne démontrerait pas précisément les chiffres qu’elle avance.
« Vu les enjeux, il faut avoir les moyens de ses demandes » réplique maître Thomas Ricard, défense de Cordier, qui demande « une étude poussée par un cabinet comptable. Il manque dans ce dossier une analyse économique précise et digne de son nom (comme la précision des charges fixes et variables) pour appliquer un texte simple dans sa rédaction mais difficile dans son application. Pour caractériser un prix abusivement bas il faut ces données. » Et de citer un courrier de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) indiquant qu’il faut du cas par cas pour appliquer Egalim.
Critiquant un courrier administratif se plaçant « sous réserve de l'appréciation souveraine des tribunaux », Louis Lacamp se dit interpelé par les conditions de son obtention : il s’agit d’une réponse envoyée par la DGCCRF le 25 janvier 2023 à la lettre de demandes de précisions du 16 décembre 2022 de Bernard Farges, vice-président du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), alors que l’action de Rémi Lacombe a été lancée le premier décembre 2022. « Nous n’avons pas pu obtenir le courrier original (seulement donné au négoce), mais cette réponse montre que les questions étaient manifestement orientées ("comme vous le mentionnez, la caractérisation de la pratique nécessite que soit prouvée..." répond la DGCCRF) » pointe Louis Lacamp. Qui attaque l’incohérence des négociants revendiquant des « achats à prix du marché » tout en reprochant à Rémi Lacombe des « prix bas de liquidation des stocks à perte ».
Car « la société Lacombe se garde bien de dire qu’elle a vendu ses parts sociales et ses actifs pour 18 millions € [en septembre 2020 au groupe chinois France Fortress] » grince maître Nathalie Tourette, défense de Cordier, faisant référence à la vente contrainte par deux décisions de justice du château Bessan Segur (validée en appel ce printemps 2023, amenant à un vignoble en déshérence faute de reprise). « Le demandeur n’est pas un agriculteur acculé par un système et au bord de la faillite, c’est un propriétaire prospère à la tête de 138 ha » martèle l’avocate parisienne, critiquant un discours dissocié des réalités : « les négociants sont des intermédiaires aujourd’hui stigmatisés » alors que « dans l’attente d’une décision définitive sur la vente de son château, [Rémi Lacombe] avait perdu son réseau commercial et avait besoin de trésorerie en cédant les vins de 3 millésimes en 4 mois ».
« Quand on veut être un chevalier blanc pour faire preuve de justice collective, il faut être irréprochable. Ce dossier n’est certainement pas celui sur lequel il aurait fallu bâtir cette argumentation théorique » poursuit Alexandre Bienvenu, notant qu’« alors que nous venions d’être assignés, et que nous serions responsables d’un préjudice, au même moment devant la cour d’appel, la société Lacombe reproche de lui avoir fait perdre son réseau commercial habituel et demande l’indemnisation de ce qu’elle aurait perdu. Qui fait le coup ? Est-ce le négociant, qui accepte d’acheter au prix qu’on lui propose, ou est-ce que c’est Lacombe qui essaie d’obtenir deux fois l’indemnisation ? » L’avocat bordelais appelle ainsi le tribunal à être « jurisprudent, à appliquer le bon sens » mais aussi à sanctionner Rémi Lacombe suite à la publication d’articles traitant d’ « esclavagistes » les négociants impliqués (avec une demande de 10 000 € pour atteinte à la réputation).
Le tribunal annonce que son délibéré sera rendu le 22 février.


« Mon avocat a fait du droit » commente à la sortie de l’audience Rémi Lacombe, qui note que « tous les vins vendus l’ont été après avoir été dégustés et sélectionnés. Il s’agit de produits validés par l’AOC et, pour certains, ayant ensuite été médaillés. Mais les bordereaux d’achats indiquent un prix de 90 centimes de vin à la bouteille… » Estimant que son combat judiciaire dépasse la viticulture, pour concerner toute l’agriculture, Rémi Lacombe pointe que « je ne vais pas résoudre la crise des vins de Bordeaux. Mais sur ce que l’on vend, on devrait pouvoir vivre de son travail. »
Corapporteur de la loi Egalim2 et élu de la circonscription où se trouve Rémi Lacombe, le député médocain Grégoire de Fournas (Rassemblement National) était présent à l’audience « parce que la décision fera jurisprudence. Si le tribunal donne raison à Rémi Lacombe, cela servira de base à la future application d’Egalim. Sinon, cela veut dire que cette loi ne sert à rien car elle est trop mal écrite. » L’élu pointant que « pour que ce soit appliquée la loi Egalim 1, il faut qu’un viticulteur ait le courage et les moyens de mettre ses clients devant le tribunal. Rémi Lacombe étant retraité, il peut se le permettre. »