’est en 1975, au bord du lac de Neuchâtel, que l’idée a germé un peu accidentellement. Un beau jour, Henri-Alexandre Godet, encaveur installé à Auvernier sur la rive nord du lac, voit débarquer un ami à la recherche de vin pour célébrer un mariage. Après la faible récolte de l’année précédente, le vigneron (décédé en 2012) n’a plus qu’un blanc en cave. Or, ce vin n’est pas encore filtré, ni prêt à être mis en bouteille. Comme son ami insiste, il le lui fait déguster et tous deux se laissent convaincre par le profil de ce vin. Henri-Alexandre Godet en tire une trentaine de bouteilles pour son ami. Lors des noces, cette cuvée un peu trouble plaît tant aux convives qu’aucune bouteille ne sera retournée au vigneron.
L’année d’après, ce dernier décide d’ajouter un non filtré à sa gamme. Cette fois, il tire 300 bouteilles. Ce premier « Non filtré de Neuchâtel » est un nouveau succès si bien que d’autres vignerons lui emboîtent le pas. Aujourd’hui, on dénombre 37 producteurs de Non Filtré qui ont revendiqué 1 350 hl en 2022, soit moins de 4 % de la production de l’appellation Neuchâtel.
N’est pas non filtré qui veut ! En 1995, le Conseil d’État de la République et Canton de Neuchâtel définit ce vin à la demande des vignerons qui veulent éviter les dérives. Le Conseil stipule que le non filtré de Neuchâtel « ne peut pas être mis en marché avant le troisième mercredi du mois de janvier », que sa malo doit être terminée et qu’il doit avoir été mis en bouteille sans aucune filtration. En 2009, il précise que le non filtré est issu exclusivement du chasselas.
Au Château d’Auvernier, tous les ans, les cuves de ce cépage sont dégustées afin de sélectionner celles se rapprochant le plus du profil recherché. « Nous cherchons un vin festif, sans amertume, sur la fraîcheur, avec des notes de fruits exotiques ou d’agrumes selon le millésime, indique Yann Vanvlaenderen, chef de culture et vice-président de l’Union suisse des œnologues. Le non filtré est un vin qui ne ment jamais. On l’obtient dans les sols profonds et graveleux où la vigne ne subit pas de stress hydrique. »
Comme il se doit, ce vin se démarque par son trouble et par sa fraîcheur qui résulte d’une mise en bouteille précoce. On trouve au nez des arômes d’agrumes ou de fruits exotiques peu communs aux chasselas suisses. « Depuis quelques années, on n’en vend plus seulement sur Neuchâtel, mais dans toute la Suisse, aux États-Unis et en Europe », assure Yann Vanvlaenderen.
À la Grande Béroche, les caves de la Béroche produisent deux vins non filtrés parmi leurs quarante références : un conventionnel sous la marque Béroche et un bio sous le nom de Domaine des Coccinelles. Tous deux sont vinifiés de la même manière. Les moûts ne sont pas sulfités. Après débourbage, ils sont levurés puis fermentent à 20 °C. Une fois la fermentation alcoolique terminée, les vins sont chauffés pour un bon déroulement de la malo. Malgré cela, les profils des deux vins divergent chaque année, la cuvée bio exhibant des notes exotiques alors que la conventionnelle évoque les agrumes.
Ces deux cuvées représentent entre vingt et trente mille bouteilles par an pour une production totale d’environ 300 000 bouteilles. Ici aussi la demande est en hausse. « Nous produisons essentiellement du pinot noir, indique Tania Gfeller, la directrice de cette coopérative qui vinifie 50 ha. Le non filtré représente une part importante de notre chasselas. Et nous en faisons un peu plus chaque année. »
Depuis 2022, toutes les bouteilles de non filtré affichent leur étiquette à l’envers. « C’est l’idée de quelques vignerons et de l’office de promotion Neuchâtel Vins et Terroirs pour se démarquer et pour montrer aux consommateurs qu’il faut remuer les bouteilles avant de les ouvrir pour remettre en suspension les lies qui se sont déposées avec le temps. Tout le monde joue le jeu. Cela montre l’unité des vignerons sur notre petit vignoble de 600 hectares », se réjouit Yannick Vanvlaenderen. Les vignerons présentent aussi de plus en plus leurs bouteilles à l’envers. Une façon ludique et explicite de montrer que leur vin est différent !
Ces vins sont à découvrir dès leur sortie lors de grandes dégustations publiques organisées par Neuchâtel Vins et Terroirs. Cette année, la première a eu lieu le 17 janvier à Neuchâtel et la seconde le lendemain à Chaux-de-Fonds, à quelques kilomètres de la frontière française. Moyennant 15 CHF, les visiteurs ont pu déguster 32 vins le premier jour et 27 le second. Comme il se doit, dans sa communication autour de ces dégustations, Neuchâtel Vins et Terroir écrit « non filtré » à l’envers. Avec ce vin, les Suisses s’avèrent plus fantaisistes qu’on ne l’imagine.
L’appellation Neuchâtel compte 604 ha dont 60 % de rouges. Avec 300 ha, le pinot noir est le cépage le plus planté. Le chasselas arrive en deuxième position. Au total, il y a 12 cépages autorisés. Historiquement, cette appellation est réputée pour son rosé de pinot noir : l’Œil de Perdrix. Elle produit aussi une autre originalité à partir de ce cépage : un blanc de noir vendu sous le nom de Perdrix blanche. Le non filtré complète cette offre et met en lumière le chasselas.