ne discussion tout sauf rendement menée. En temps normal, les échanges bordelais entre production et négoce sur les rendements ne sont ponctués que par des feux verts d’unanimité : proposition validée sans un pli par l’interprofession, accord enregistré par le comité régional de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (CRINAO), décision entérinée par le comité national des vins AOC de l’INAO… Mais survient parfois un accroc dans ses échanges de mondanités. En témoigne l’absence actuel d’accord au sein du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) pour les rendements 2023 en rouge des appellations Bordeaux et Bordeaux Supérieur, le blocage portant sur une demande de la production d’augmenter dans les deux cas de 2 hl/ha le rendement total, le passant respectivement à 62 et 61 hl/ha, au-dessus du rendement butoir de 60 hl/ha*.
Une demande d'augmentation conduisant donc à une absence de validation par le négoce, qui s’est exprimée ce 29 août, avec le seul vote de rendements de ce CRINAO qui n’ait pas été unanime. Le résultat étant même nettement divisé : 5 votes contre, 9 abstentions et 17 votes pour. Si l’administration n’a pas voté, le négoce n’a pas suivi la production arguant de la contradiction entre une hausse de rendement pour le millésime 2023 et une filière bordelaise en pleine crise de surproduction, se traduisant par un plan d’arrachage sanitaire et la participation à la distillation de crise en cours.
Pour Stéphane Gabard, le président tout juste réélu de l’Organisme de Défense et de Gestion des AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur, le négoce n’a pas saisi que le rendement de 62 hl/ha se divise en un rendement revendicable immédiatement (50 hl/ha en Bordeaux rouge et 49 hl/ha en Bordeaux Supérieur rouge) et une volume régulateur bloqué (12 hl/ha en Bordeaux rouge et 9 hl/ha en Bordeaux supérieur rouge auxquels peuvent s’ajouter 3 hl/ha en vas de contrôle Qualibordeaux renforcé). C’est ce volume régulateur qui augmenterait de 2 hl/ha pour les deux AOC régionales. « Depuis 2022, nous avons un système de volume régulateur, entre le Volume Complémentaire Individuel (VCI) et la réserve interprofessionnelle. Cela peut servir à la régulation individuelle de la production selon les aléas climatiques ou au déblocage collectif en cas de tensions sur les approvisionnements » explique Stéphane Gabard, ajoutant que « vu de l’extérieur on augmente le rendement à 62 et 61 hl/ha, mais il faut prendre en compte le volume régulateur. Il faut avoir en tête la répartition des deux enveloppes. »
Pourquoi cette stratégie de gestion de la production laisse-t-elle le négoce froid, pour ne pas dire frileux ? « Le négoce n’est pas frileux, il est réaliste » réplique Georges Haushalter, administrateur de la fédération des négociants de Bordeaux et Libourne (Bordeaux Négoce). « Pour nous, le rendement doit être fixé à partir des bornes qualitatives du cahier des charges, mais aussi à partir de l’économie pour équilibrer la commercialisation. Actuellement, il y a un déséquilibre pour les ventes de vins rouges. Dans ce contexte, aller au-delà du plafond du cahier des charges est ridicule. C’est en pleine contradiction avec tout ce que l’on dit par ailleurs sur le surplus de potentiel de production » détaille le négociant, ajoutant que le négoce étant minoritaire dans les instances de l’INAO, « la viticulture persiste et signe ». Ce qui « montre qu’il n’y a pas de la part des viticulteurs une perception suffisante viticulteurs des difficultés de commercialisation, mais du dogmatisme » pointe Georges Haushalter, notant un « enjeu faible » alors que les rendements agronomiques s’annoncent très hétérogènes et plutôt réduites pour la vendange de raisins rouges en cours.


« Le rendement est un faux-débat. Ils se sont faits plaisir à imaginer que l’on puisse mettre jusqu’à 12 hl/ha en réserve. Pléthore de vignerons va faire zéro hl/ha avec la grêle, le mildiou, les vers de la grappe et la canicule » réagit Philippe Hébrart, directeur de la cave de Rauzan (290 adhérents, 3 850 hectares). Alors que l’été maussade avait permis de regonfler les baies épargnées par le mildiou, le coup de chaud de cette fin de saison a réduit nettement le rendement espéré. Ayant commencé la semaine passée la récolte des parcelles de merlot touchées par les aléas climatiques, la cave de Rauzan a enregistré du 25 hl/ha (avec des baies très sèches, au point de boucher les tuyaux d’arrivée de la vendange note Philippe Hébrard, indiquant des bricolages de « piquetage d’air tout le long du tuyau pour faire avancer la récolte »). Mais sur les parcelles des volumes étaient espérés, « on est à 40 hl/ha » constate le directeur de coopérative, pointant un niveau qualitatif prometteur « c’est concentré en polyphénol, avec de la maturité sur le fruit… »
Pour d’autres producteurs, la question n’est pas de savoir s’il y aura beaucoup de parcelles arrivant aux 62 hl/ha, mais de permettre par principe à tout opérateur pouvant s’y hisser de ne pas perdre une goutte de vin durement produit cette année. « Notre position est de dire qu'il ne faut pas jeter 1hl cette année. Evidemment beaucoup n'auront pas le plein, mais ce n'est pas une raison pour dire à celui qui a la possibilité de faire de la réserve, que comme les autres ne peuvent pas alors lui non plus » explique Olivier Metzinger, administrateur de l’ODG Bordeaux et Bordeaux Supérieur, également membre du collectif des viticulteurs bordelais (Viti 33).
Soulignant que « le collectif milite pour la mise en place d'une réserve depuis la crise des années 2005 », le vigneron de Rions (Gironde) rapporte que « le négoce bordelais a toujours été contre, ce qui prouve qu'ils sont complètement désintéressés de la filière. En Champagne et à Cognac ce sont les négociants qui ont poussé, ils l'ont fait il y a plus de 30 ans. [À Bordeaux, c’est] à croire que [les négociants] préfèrent perdre des clients à la suite des aléas climatiques, ou par la flambée des prix les années de petite récolte. À moins que ça ne les arrange pour placer d'autres vins de leurs gammes, et auquel cas ce n'est pas faire le job pour le vignoble Bordelais. »
* : « Le rendement visé à l’article D. 645-7 du code rural et de la pêche maritime est fixé, pour les vins rouges, à 60 hectolitres par hectare » indique le cahier des charges de l’AOC Bordeaux, dans sa version homologuée le 16 août dernier.