Notes de dégustation
La bouteille de vin la plus chère au monde vaut-elle ses 30 000 € ?

Ayant ravi le titre de vin le plus cher au monde à la Romanée Conti, Liber Pater a dévoilé son millésime 2015 à un parterre de convives, dont Vitisphere. Promettant en édition limitée de retrouver le goût fin des vins de Bordeaux d’antan, son étiquette se paie le luxe d’attaquer le classement de 1855 au passage.
C’est la question à 30 000 euros la bouteille : le prix record affiché par le millésime 2015 de Liber Pater peut-il se justifier ? Début de réponse dans un verre de 12 centilitres (soit 4 800 €), servi ce 24 septembre à Podensac (Gironde), lors du dîner de présentation de cette cuvée dans les nouveaux chais du domaine (qui vinifiait jusqu’à présent au château Bouyot, dans les Graves).
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En termes sensoriels, Liber Pater 2015 déploie à la dégustation un nez floral à la légèreté réhaussée d’arômes de cacao. En bouche, la texture prend clairement le dessus, avec une attaque toute en souplesse de tanins soyeux. L’élevage n’étant pas réalisé sous bois mais en jarre, le toucher du vin en est réhaussé, s’accompagnant d’une rétronasale de violette. Acidulée, la finale de fraise est peu rémanente.
Mais Liber Pater doit se déguster avec tous les sens, y compris celui de l'histoire pour le fondateur du domaine, Loïc Pasquet. Qui estime que ce profil au combien atypique parmi les vins de Bordeaux tient à un retour aux sources, avec la plantation de cépages traditionnels du bordelais et sans porte-greffe. « On retrouve la finesse des vins préphylloxériques. Liber Pater est le seul vin au monde à vous permettre de goûter le vin que buvait Napoléon. Cela revient à voir un dinosaure vivant. C’est pourquoi nous changeons le goût du vin et c’est pourquoi Bordeaux ment » clame Loïc Pasquet, qui a clairement en ligne de mire le classement en 1855 de Médoc et Sauternes (voir encadré).
Pour l’instant à dominante de cabernet sauvignon (98 %), Liber Pater affiche encore une faible part de cépages autochtones (castets, saint-Macaire, tarnay…), qui doit aller croissante à l’avenir (avec l’entrée en production de nouvelles parcelles). « Il y a encore peu de cépages autochtones. Certaines parcelles étant juste plantées, elles n’en sont qu’à la première ou deuxième feuille. Et ce n’est pas la quantité qui importe, des cépages peuvent être très expressifs » explique le chercheur Jacky Rigaux, inlassable défenseur de Liber Pater et le cosignataire du livre Le goût retrouvé du vin de Bordeaux publié l’an dernier (une offensive éditoriale complétée dès ce 23 octobre par une BD aux éditions Glénat, en attendant un documentaire Netflix). Si Liber Pater bénéficie d’une campagne de communication positionnant dans l’imaginaire collectif le jeune domaine aux côtés de grands crus prestigieux, tel le mythique domaine de la Romanée Conti, la propriété bordelaise se positionne autant comme une capsule gustative historique qu’un flacon ultra-limité.
Avec 500 bouteilles disponibles pour le millésime 2015, Liber Pater devrait rester peu visible chez les cavistes et sur les cartes de restaurant. Il existe justement une demande de niche pour des riches confirment des participants de cette dégustation, qu’il s’agisse de revendeurs en Inde ou de négociants en Suisse. « Des personnes cherchent la vraie rareté. Ces molécules qui sont réellement précieuses et pas le fruit du marketing. Loïc Pasquet a cette authenticité que l’on peut expliquer à des clients très exigeants » note ainsi un distributeur chinois.
Avec sa production microscopique, Liber Pater bénéficie également d’une image résolument artisanale auprès de ses fervents soutiens. Son chai au cœur de bourg dont les câbles électriques dénudés et les volets défraîchis dans une contre-allée borgne, se plaçant à des années lumières des grands crus classés auxquels Liber Pater s’attaque. Cette logique antisystème amuse la poignée de propriétaires et directeurs techniques bordelais présents à cette présentation. Mais les dents grincent avec plus d'antipathie dans le vignoble girondin, alors que des rumeurs vont bon train sur Loïc Pasquet. Que ce soit sur l’usage frauduleux de subventions FranceAgriMer pour alimenter ses hausses de prix ou sur la réalité de ses ventes à de tels tarifs.
La dernière rumeur en date accuse ainsi les bouteilles de Liber Pater de n’être constituées que d’assemblages de grands vins. « Les gens peuvent dire tout ce qu’ils veulent, mais je n’achète pas des hectolitres de grands crus classés… » évacue Loïc Pasquet. Qui souligne que « quand on est le vin le plus cher de Bordeaux, forcément on suscite les fantasmes. Je peux comprendre le scepticisme alors que des vignerons vendent à moins de 1 000 € leur tonneau. Mais le vrai problème, ce n’est pas la bouteille de Liber Pater à 30 000 €, c’est le tonneau à 700 €. » Nul doute que la dégustation d’un Bordeaux rouge 2018 négocié à un prix aussi indécent confirmerait qu’il en vaut plus.
Tenant du flibustier, Loïc Pasquet aime jouer de la provocation. L’étiquette de son millésime 2015 fête à sa façon les 160 ans du classement de Médoc et Sauternes en rejouant le Radeau de la Méduse de Géricault (voir ci-dessous). « A la demande de Loïc [Pasquet] j’ai travaillé sur le classement de 1855 » explique l’artiste Gérard Puvis, qui signe toutes les étiquettes de Liber Pater. « Pour cette scène de naufrage, j’ai utilisé les capsules des premiers crus classés… C’est un pavé dans la mare » ajoute-t-il. Si son œuvre originale affiche un 1855 s’effondrant de part et d’autre du radeau avec les noms et symboles de prestigieux châteaux (Lafite-Rotschild, Latour, Margaux…) l’étiquette commercialisée est plus prudente (voir ci-dessus), en masquant les marques par des points d’interrogation et en renversant les chiffres 1855, qui ne sont plus lisibles que dans un miroir. « Bordeaux coule en ayant la tête à l’envers. Cette étiquette représente les vignerons bordelais qui veulent survivre mais en sont empêchés par l’administration : Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO), Organismes de Défense et de Gestion (ODG), Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeau (CIVB)… » énumère Loïc Pasquet, réfléchissant sans doute à la cible de l’un de ses prochaines étiquettes hautement symboliques.
Vue d'ensemble de l'œuvre présentée ce 24 septembre.
Détails de capsules de premiers crus classés en 1855.