aysage de désolation, les friches continuent de miter le vignoble bordelais cet été, entre des rangs abandonnés depuis des années, face à la déconsommation/dévalorisation des vins, et des parcelles décrochant brutalement cette saison, sous les coups du mildiou marquant ce millésime 2024. S’il n’y a pas de chiffrage récent des surfaces viticoles en friche, la préfecture de Gironde reconnait dans un communiqué « l’ampleur des remontées d’informations et des préoccupations que suscite la présence de nombreuses parcelles de vignes abandonnées ou en défaut d’entretien dans le département ».
Lors de la réunion de la cellule de crise viticole du jeudi 25 juillet, les services de l’État annoncent en réaction de premiers contrôles des arrachages de vignes non cultivées pour « manquements aux obligations réglementaires des propriétaires », avec de « premiers procès-verbaux de constatation de manquements dressés par les agents habilités et assermentés ». Des PV désormais traités par les tribunaux judiciaires de Bordeaux et de Libourne. « J’espère que ces procédures vont inciter les propriétaires et exploitants à arracher les vignes non entretenues » déclare Étienne Guyot, le préfet de région Nouvelle-Aquitaine, qui « rappelle que l’État et le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) se sont engagés dans un vaste plan d’arrachage sanitaire » dont la deuxième vague de candidature est en cours.
Alors que le gouvernement a été récemment épinglé par la Confédération Nationale des producteurs de vins et eaux de vie de vin à Appellations d'Origine Contrôlées (CNAOC) pour son immobilisme sur un dossier où il y a plus de paroles que d’actions, il semble paradoxalement que si la dissolution a sapé le travail législatif sur le sujet*, l’immobilisme politique découlant des dernières élections permette à l’administration, d’avancer… En Gironde, la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB) se mobilise ainsi depuis des années pour avancer sur ce dossier sensible et voit la Direction régionale de l'Alimentation, de l'Agriculture et de la Forêt de Nouvelle-Aquitaine (DRAAF) s’en emparer pour dresser depuis le printemps des PV se basant sur l'arrêté préfectoral du 26 mai 2021 de lutte contre la flavescence dorée (indiquant notamment que « tout propriétaire ou détenteur est tenu de détruire ou de remettre en état toute vigne non cultivée située à moins de 250 m d’une vigne-mère ; lorsqu’un risque de dissémination de la maladie à partir de cette vigne est mis en évidence par la DRAAF-SRAL Nouvelle-Aquitaine »).
Ces PV doivent amener à « des procédures de transaction pénale consistant à sanctionner les contrevenants à des peines d’amende pouvant atteindre 5 000 euros par hectare » indique la préfecture, précisant que « les contrôles vont se poursuivre dans les territoires les plus touchés par la présence de vignes non cultivées qui représentent un risque de dissémination de maladies comme la flavescence dorée ». Cette maladie réglementée imposant des traitements obligatoires et faisant donc encourir des sanctions aux contrevenants. Représentant 26 hectares de vignes abandonnées sur cinq communes (Plassac, Rions, Saint-Germain-du-Puch, Cabara et Saint-Aubin-de-Branne), les quatre premiers dossiers déférés devant le parquet ont vocation à être symboliques (l'amende est plafonnée à 5 000 € au-delà d'un hectare précise la préfecture), alors que 500 courriers de mise en garde venant d'être envoyés à des vignobles à l'abandon depuis des années.


Se chiffrant en milliers d’hectares (la préfecture cite 2 450 ha), « le problème des friches est récurrent depuis 10-15 ans. C’est un vieux serpent de mer » note Stéphane Gabard, le président des vins AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur qui a participé aux travaux sur cet outil de sanction. « Le but des professionnels n’est pas de mettre des amendes, mais de faire pression pour que les vignes en friches soient arrachées. Certains propriétaires ont les moyens financiers d’arracher, certains peuvent bénéficier des dispositifs de compensation carbone et commencer à capitaliser sur un boisement : qu’ils nous contactent » poursuit le vigneron de Galgon, qui appelle à « responsabiliser les propriétaires. On ne peut pas impunément laisser sa vigne en friche. » Finies les injonctions répétées, place aux sanctions pénales pour inciter les propriétaires de vignes abandonnées à se mettre rapidement en conformité, les vignerons n’en pouvant plus de cette chienlit.
Après une série de campagnes marquées par le mildiou (2018, 2021, 2023 et maintenant 2024), l’impatience monte mécaniquement dans le vignoble voisin de ces parcelles : « même si les instituts de recherche disent qu’il n’y pas lien de cause à effet entre les friches et la pression mildiou, les viticulteurs voient que des vignes proches de friches sont plus impactés par le mildiou que les autres, pour le même programme de traitement » rapporte Stéphane Gabard.


Didier Cousiney, le porte-parole du collectif Viti 33, confirme que le sujet des friches devient une urgence à régler : « en tant que maire [de la commune de Pian-sur-Garonne], je vois les frictions entre ceux qui abandonnent leurs vignes et leurs voisins qui traitent bien et voient des contaminations. J’ai prévenu le préfet [Étienne Guyot] de faire attention aux conflits » qui pourraient en découler. Mais le viticulteur de l’Entre-deux-Mers n’est pas partisan des amendes administratives : « ces personnes n’ont plus argent pour traiter leurs vignes. Comment sortir 2 à 3 000€/ha pour arracher ? On peut les amener au tribunal, mais quand il n’y a plus d’argent, il n’y a plus d’argent. Ils ne peuvent pas payer. »
Didier Cousiney appelle les viticulteurs laissant filer des vignes à contacter directement Alliance Forêt Bois, la coopérative pouvant prendre en charge l’arrachage pour boiser les parcelles pendant 20 ans (via des crédits carbone). Certes cela immobilise les terrains pendant 20 ans, mais « cela permet de rester dans le droit chemin par rapport à ces voisins. On demande aux viticulteurs de se rapprocher de ces organismes » indique le porte-parole du collectif Viti 33, qui ne cache pas son inquiétude quand il parcourt le vignoble bordelais : les hectares à l’abandon se multipliant et « il n’y a plus une appellation épargnée ».
Alors que les friches mobilisent également dans les vignobles du Languedoc, du Rhône et de la vallée de la Loire, Raphaël Fattier, le directeur de la CNAOC, voit dans ce système bordelais émergent de gestion des vignes en friche un outil qui pourrait être dupliqué dans d’autres vignobles. Mettant « la pression de sanctions financières avec le soutien de l’État » tout en ouvrant une porte de sortie avec « la possibilité de boisement avec un label bas carbone (zéro frais d’arrachage et une action pour la biodiversité) », le système pourrait également « répondre à tous les cas : le vigneron partant à la retraite, l’indivision d’une vingtaine de propriétaires, le mandataire judiciaire… » indique Raphaël Fattier.
Au national, « on continue de travailler étroitement avec l’administration sur cette problématique de vignes en friche, avec la forte déprise viticole qu’il va y avoir, on s’attend à une augmentation de ces surfaces » précise le directeur la CNAOC, évoquant des échanges récents avec la Direction Générale de l'Alimentation du ministère de l’Agriculture (DGAL).
* : Rapporteur du projet de loi d'orientation et d'avenir pour l'Agriculture, le député Pascal Lavergne (Renaissance, Gironde) avait vu déclaré irrecevable son amendement pour que la gestion de friches devienne contraventionnelle et plus pénale. S'étant désisté au deuxième tour des législatives anticipées de juillet 2024, l'ancien viticulteur de l'Entre-deux-Mers indique à Vitisphere regretter que sa proposition n'ait pu être repêchée lors de la lecture et du vote au Sénat qui ont été tués dans l'œuf : « ça fait partie des dégâts collatéraux de la dissolution » résume-t-il.