ans autre forme de procédure… Devant statuer sur une question technico-juridique de demande de radiation, la première chambre civile de la cour d’appel de Bordeaux n’a pas réussi à empêcher les débats ce mercredi 12 juin de dériver vers le sujet de fond de l’affaire : l’opposition entre les institutions des vins bordelais (interprofession, fédération d’appellations, 12 syndicats AOC, 12 opérateurs du négoce et du vignoble) et l’association Alerte Aux Toxiques (AAT) représentée par sa porte-parole Valérie Murat. La procédure judiciaire étant relancée comme les deux condamnés ont annoncé fin 2023 avoir reçu 142 809 € de dons par 2 600 personnes et 28 organisations afin de faire appel de sa condamnation par le tribunal judiciaire de Libourne à 125 000 euros de dommages et intérêts en février 2021 (avec une exécution provisoire suite à une première radiation) pour dénigrement du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CVIB) et 25 opérateurs bordelais après la parution de leur dossier d’analyses de résidus phytos de vins certifiés Haute Valeur Environnementale (HVE) en septembre 2020.
« On peut raisonnablement affirmer que madame Murat et son association sont de splendides collectionneuses de situations illicites » attaque d’emblée maître Jean-Daniel Bretzmer, défendant le CIVB et citant des propos de Valérie Murat désamorçant une « condamnation pouvant s’expliquer par la connivence entre le monde de la justice et du vin », puis plaidant qu’elle « n’a absolument pas exécuté le jugement de première instance en versant les dommages et intérêts [et] elle a poursuivi la diffusion de propos dénigrants ce qui lui était radicalement interdit par le jugement déféré devant votre juridiction. »


Pour l’avocat parisien, la question de l’acceptabilité de l’appel d’AAT et Valérie Murat passe surtout d’un sujet civil à un dossier pénal depuis que son exécution provisoire est issue d’une cagnotte en ligne : « Valérie Murat, n’assumant pas les conséquences de ses propres actes et propos dénigrants, a imaginé pour s’acquitter de sa dette indemnitaire à l’égard des différents intimés d’organiser une cagnotte en ligne destinée à récolter les fonds pour s’acquitter des dommages et intérêts. La difficulté est que l’organisation d’une telle cagnotte constitué un délit pénal… » Maître Jean-Daniel Bretzmer s’appuyant sur l’article 40 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : « Il est interdit d'ouvrir ou d'annoncer publiquement des souscriptions ayant pour objet d'indemniser des amendes, frais et dommages-intérêts […] sous peine de six mois d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. »
Considérant ces fonds comme étant litigieux, les parties civiles n’ont pas encaissé les fonds transmis via la Caisse des règlements pécuniaires des avocats (Carpa). Pour leurs avocats, cela pourrait constituer un recel : « je risque de contribuer à la réalisation d’un fait délictueux si j’encaisse les chèques » estime Alexandre Bienvenu, défendant les syndicats viticoles et la fédération d’AOC bordelaises (FGVB) : « pour éteindre une dette réparant un fait délictueux, on ne peut pas réaliser un autre fait délictueux »
Pour maître Bruno Bouyer, défense d’AAT et Valérie Murat, ces arguments ne tiennent pas la route. Evoquant 161 034 € virés, l’avocat bordelais pointe que « Valérie Murat a réussi à réunir ces sommes et à les verser dans les délais par compte Carpa aux 26 parties sur la base des décomptes produits ». Estimant s’être acquitté de l’ensemble des sommes, maître Bruno Bouyer rétorque que si les « intimés nous disent que ce paiement n’est pas satisfactoire et libératoire, comme il est issu d’une cagnotte d’après la loi de 1881*, les faits ne suffisent pas à caractériser un délit pénal ». Pour la défense d’AAT et Valérie Murat, « l’infraction ne peut être constatée que par juridiction habilitée à le faire. Il n’y a pas de recel, comme il n’y a pas d’infraction, il faut une faute originaire. » Déclarant que la cagnotte en ligne est fermée depuis plus de trois mois, le 30 novembre 2023, l’avocat ajoute qu’il y a prescription. « Si les parties intimées refusent le paiement, ce n’est pas par peur d’être constitués receleurs, c’est pour obtenir une deuxième radiation et continuer à nouer le bâillon de Valérie Murat et AAT » martèle maître Bruno Bouyer.
« Tout cet argument est archi-faux, la prescription n’efface en rien le caractère délictueux, la faute subsiste » plaidait maître Jean-Daniel Bretzmer, soulevant que Valérie Murat avait connaissance de l’illégalité de cette cagnotte, ayant répondu à un soutien sur les réseaux sociaux que « les financements participatifs sont interdits pour payer des dommages et intérêts ». L’avocat parisien défend également le risque de recel par un courrier de la Carpa de Paris lui indiquant que « recevoir les fonds de cette cagnotte en ligne en Carpa constituerait le recel d’une infraction pénale » et « le filtre de la cagnotte ne permettrait pas à la Carpa de s’assurer de l’origine des fonds comme la loi le lui impose ». La lettre concluant que « la Carpa rejettera les fonds en provenance de l’organisme ayant mis en place la cagnotte en ligne ».


Répliquant que le précédent avocat de Valérie Murat était parisien et que les sommes visées avaient été virées sur son compte Carpa sans difficulté, maître Bruno Bouyer dénonce « l’hypocrisie des intimés ». Également attaqué sur les prises de position publiques de Valérie Murat malgré sa condamnation, son avocat réplique que « Valérie Murat a déclaré qu’elle ne se tairait jamais et qu’elle n’écrirait pas différemment [les éléments attaqués]. Ça ne veut pas dire qu’elle en fait la diffusion et la promotion. » Il soutient que les plaignants ne veulent pas l’application du jugement, mais atteindre à liberté d’expression de sa cliente : « le CIVB et consorts veulent évidemment faire taire Valérie Murat avec les moyens procéduraux qui sont les leurs. Comment ça s’appelle ? C’est une procédure bâillon. »
Plaidant la « bonne exécution de toutes les prescriptions du jugement » avec la suppression des publications litigieuses (le site AAT est en chantier, les pages Facebook et Twitter désactivées), la publication du jugement (sur le site AAT et dans la presse) et le respect de l’interdiction de diffusion et de promotion du communiqué et du dossier de presse incriminés, maître Bruno Bouyer compte désormais pouvoir passer au fond du dossier en appel et ces résultats d’analyse de vin avec « le problème de la présence, infinitésimale ou pas, des pesticides. Nous en discuterons au fond. »
Mais dans ces analyses, Valérie Murat « a oublié de proposer ses vins à l’analyse, parce qu’elle a une propriété viticole, en HVE » pointe maître Philippe Magret, également défense du CIVB, qui présente la lanceuse d’alerte antiphyto comme « un ange qui doit purifier le ciel bordelais et qui nous dit qu’elle est "tant enragée" (sur Facebook) qu’elle a décidé de prévenir tous les buveurs de vin que l’on passerait de la viticulture à la "morticulture". » Rappelé à l’ordre par la juridiction pour ne pas plaider le fond, l’ancien bâtonnier de Libourne conclut son attaque d’« une personne qui ne vit que pour nuire aux autres, et qui ne vit qu’avec l’argent des autres. » La cour rendra sa décision le 11 septembre.
* : L’avocat grince qu’il est ironique que les parties adverses se rattachent à la loi sur la liberté de la presse, alors qu’ils ont choisi « une procédure en dénigrement et non en diffamation pour éviter de s’inscrire dans cette loi protectrice ».