lors que le vignoble bordelais se prépare à des alertes gelées, un coup de chaud lui est offert par le négociant Castel Frères (400 millions de bouteilles vendues/an pour 720 millions d’euros de chiffre d’affaires dans le monde). Revendiquant le titre de premier négoce de France et d’Europe, le groupe girondin n’a pas oublié la manifestation vigneronne bloquant le 28 février dernier le siège Castel Frères de Blanquefort (Médoc) afin de porter des revendications de juste rémunération des vins de Bordeaux (après une visite identique aux Grands Chais de France le 22 février et avant celle au négoce Raymond le 15 mars). D’après les documents consultés par Vitisphere, Castel assigne en justice la Fédération des Syndicats d’Exploitants Agricoles de Gironde (FDSEA 33), les Jeunes Agriculteurs de Gironde (JA 33) et le collectif Viti 33 (via son porte-parole Didier Cousiney) pour demander une condamnation in solidum de 100 528 euros afin de réparer les préjudices et de 5 000 € pour régler les frais de justice.
Dans son argumentaire, Castel demande la reconnaissance par le tribunal de la responsabilité collective du groupe dans « l’entrave à la liberté d’aller et venir en bloquant l’accès au site » (les manifestants bloquant l’entrée), ainsi que l’« atteinte au droit à la protection du domicile par le blocage de l’entrée et le déversement de lisier et autres déchets » (il est question de ceps et d’une boule de foin brûlée), l’ « atteinte à la réputation de la personne morale SAS Castel Frères par les banderoles et affichages visant le représentant de ladite société, son mode de vie et dénonçant la politique commerciale du négociant » (avec des références à l’enquête pour complicité de crimes contre l’humanité en Centrafique et aux procédures avec le fisc suisse)… Contacté, Castel ne souhaite pas commenter, mais sa direction appelle à laisser la justice faire son travail. Instigateur de la manifestation*, le syndicat des Jeunes Agriculteurs ne veut pas se positionner avant l’expertise juridique du copieux dossier d’assignation (une centaine de pages).


Cette assignation est un événement exceptionnel pour Jean-Samuel Eynard, le président de la FDSEA 33, qui juge dommage cette attaque du collectif syndical alors que des discussions entre vignoble, négoce et grande distribution ont démarré ce lundi 8 avril, après la série de manifestations et actions de ces derniers mois. « Nous avions entamé une démarche vertueuse, cette assignation remet de l’huile sur le feu. Je ne comprends pas » pointe le vigneron des Côtes de Bourg, jugeant le chiffrage des 100 000 € de dommages et intérêts « totalement exagéré et fantaisiste » face à une manifestation qu’il qualifie de calme et sans dérapage. Rapportant que pas un camion ne s’est présenté pendant la manifestation, Jean-Samuel Eynard pointe la présence des forces de l’ordre pendant toute l’opération pour confirmer ses dires.
« C’est une honte que Castel assigne au vu de la situation. Ils auraient mieux fait de participer plus activement aux discussions » réagit Didier Cousiney, le porte-parole du collectif Viti 33, qui rappelle ne pas être à l’origine de cette manifestation, mais avoir rejoint l’action pour obtenir des avancées sans la moindre dégradation. « Nous avons manifesté pour obtenir la fameuse table ronde. C’était une première ! » rapporte le vigneron retraité, qui « espère que cela va s’arrêter là. Castel ferait mieux de faire profil bas. Le mouvement s’était calmé, mais on a des gens désabusés. Ils n’ont plus d’argent pour payer les traitements, les salaires et les échéances. C’est invivable, nous sommes à la veille d’une catastrophe. Certains vont tout perdre, patrimoine et maison. Ce serait plutôt à nous d’attaquer ceux qui se réclament de la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) et ne la font pas. »
« La manifestation est restée très cordiale par rapport au niveau d’urgence et ce que pratique Castel » ajoute Bastien Mercier, membre du collectif Viti 33, qui trouve l’assignation « regrettable alors que nous travaillons collectivement et que nous appelons au calme. C’est une façon d’allumer la mèche qui n’est pas appréciée. » Rappelant un slogan des dernières manifestations, "le vignoble ne va pas crever en silence", Bastien Mercier appelle à faire redescendre la pression.
Mise en accusation plutôt maladroite
« Je suis estomaqué de la méthode » abonde Renaud Jean, membre du collectif Viti 33, pour qui les manifestations de désespoir étaient non seulement légitimes, mais utiles : « il ne peut y avoir de progrès sans confrontation. L’immobilisme des acteurs institutionnels face à la détresse et l’impossibilité de parler des coûts de production, tout en se revendiquant acheteurs respectueux de ses fournisseurs, ont amené à des situations de blocages. Grâce a la pression de la base il y a pu avoir la réunion du 8 avril. » Et désormais ? « S’ils ne reculent pas j’ai bien peur du sabordage de toutes relations constructives. Mais peut-être est-ce le but ? » ajoute le vigneron de l’Entre-deux-Mers, pointant qu’« en cette période de début d’unité qui pourrait enfin former filière. Nous trouvons cette mise en accusation plutôt maladroite. »
Se qualifiant de « vignerons dans l’âme » sur son site, le groupe Castel semble sur une longueur d’onde proche des manifestants : « le vin est un produit unique, reflet d’un savoir-faire parfois séculaire de familles, de viticulteurs et de maîtres de chai… Notre volonté a toujours été de respecter et de protéger ce patrimoine. »
* : Manifestation non déclarée d’après la préfecture de Gironde, qui a compté 120 vignerons et une vingtaine de tracteurs lors de la manifestation.