hacun dans son rôle. D’un côté, les grands crus de Bordeaux accueillent cette semaine 5 000 dégustateurs professionnels (d’après les estimations de l’Union des Grands Crus de Bordeaux) pour leur présenter toutes les qualités et promesses de leur millésime 2023 en cours d’élevage (avant la mise en marché dans quelques semaines). De l’autre, les acheteurs du négoce et de la distribution font la tournée des grands crus pour exprimer tous leurs souhaits de baisses de prix pour se reconnecter à un marché frappé par l’inflation et la déconsommation (bien noté dans le verre, le millésime 2022 a été fraîchement accueilli par les metteurs en marché).
A écouter ces derniers, « Bordeaux est au bord de l'arrêt cardiaque. Les prix stagnent sur le marché secondaire après la mise en marché, et les importateurs se découragent. Les négociants, les plus fidèles serviteurs des producteurs bordelais, peinent sous le poids des vieux millésimes » dresse l’agence de conseil stratégique Wine Lister, se basant sur un sondage auprès de 58 opérateurs des grands crus de Bordeaux (marchands, négociants, maisons de vente aux enchères et détaillants). Appelant à une baisse moyenne de 30 % des prix par rapport au millésime 2022 (ayant affiché +20 % en moyenne), ces professionnels estiment que « seule une réinitialisation significative des prix peut renouveler la confiance des consommateurs et l'intérêt pour l'achat en primeur » rapporte Wine Lister, qui n’y voit pas l’expression des sempiternelles demandes de baisse des prix par les acheteurs, mais « un véritable appel au secours pour sauver un système historiquement vénéré par le marché international des grands vins ».
Plus de plus-value
Tout aussi salée dans ses analyses, la plateforme britannique de revente Liv-Ex note que « ceux qui achètent des produits en primeur voient trop souvent ces vins entrer sur le marché physique aux mêmes prix ou à des prix inférieurs plus tard », ce qui annihile tout intérêt à investir dans le système. Alors que « les bilans sont tendus et l’ère de l’argent facile n’est plus qu’un lointain souvenir », les analystes anglais préviennent : « de nouvelles augmentations de prix ne sont pas envisageables [et] les châteaux qui croient encore au pouvoir des primeurs devraient bien réfléchir [car] pourquoi consacrer autant de ressources au Bordeaux si les producteurs ne sont pas disposés à jouer sur les prix ? »


« Le fait est qu’aujourd’hui, cette région de référence qu’est Bordeaux offre beaucoup de valeur aux collectionneurs, mais rarement en primeur » estime Liv-Ex, qui s’aventure à prédire l’avenir : « rares sont ceux qui s’attendent à ce que le millésime égale celui de 2019 en termes de qualité, mais il existe un consensus de plus en plus large selon lequel une baisse des prix de sortie au moins jusqu’en 2019 (environ 30 % de moins qu’en 2022) sera nécessaire pour engager les acheteurs. On s'attend en outre à ce que les premiers crus donnent l'exemple, de sorte que le ton de la campagne sera donné début mai. Elle pourrait même être pratiquement terminée début juin. » D'après de premiers retours de grands crus classés, de premières sorties sont attendues dès la semaine du 29 avril, avec des sorties majeures attendues début mai.
L’avenir dira ce qu’il adviendra. Dans l'immédiat, les spéculations vont bon train. « Avec des volumes de production apparemment plus élevés, la prochaine campagne des primeurs 2023 suscite plus d’inquiétude que jamais quant au système de distribution. Les châteaux écouteront-ils le sentiment du marché et transformeront-ils cette campagne en une success story ? » questionne Wine Lister. Mais « le prix ne représente que la moitié de l’histoire. Il existe très peu de données disponibles sur les volumes libérés par les châteaux chaque année » indique Liv-Ex, pour qui « certains domaines ont ouvertement fait part de leur intention de réduire le volume de vin proposé en primeur, emboîtant en partie le pas de château Latour » (sorti des primeurs en 2012, mais n'ayant pas fait école).
Au final, si les metteurs en marché semblent pleurer avant d’avoir mal, ils indiquent également leur attachement au système si particulier des primeurs et de la place de Bordeaux. Un outil qui « lorsqu’il fonctionne bien, offre des avantages aux acteurs tout au long de la chaîne d’approvisionnement » liste Liv-Ex : « les producteurs peuvent assurer leur trésorerie. Les négociants de La Place de Bordeaux, et les commerçants du monde entier, peuvent générer des revenus importants grâce aux ventes. Et de nombreux acheteurs – y compris des collectionneurs privés, mais aussi des acheteurs en gros et au détail – peuvent acheter du vin à des prix préférentiels ».