Philippe Tapie : On fait face à un contexte plus que compliqué. La campagne primeur est assez paradoxale, il est difficile de dégager une tendance générale. Ça fonctionne plus au cas par cas. Le négoce ne se permet pas de juger les décisions des propriétés, nous sommes les metteurs en marché et voyons les résultats en conséquence. Notre frustration concerne la qualité avérée et exceptionnelle du millésime 2022, dont les résultats sont en demi-teinte. Ce n’est pas dû aux seules décisions des propriétés, il y a aussi un contexte macroéconomique inégalé : guerres en Ukraine et au Proche-Orient, forte inflation, taux d’intérêts gigantesques jamais vus depuis 15 ans… Toutes les maisons de négoce sont adossées à des crédits de campagne : notre financement du stock passe de 1 à quasiment 5 % de taux d’intérêt. Nos frais financiers d’endettement ont quadruplé ! Si on ajoute en plus le remboursement des Prêts Garantis par l’État (PGE)… Financièrement parlant, la situation est exceptionnellement difficile.
Comment le négoce prépare-t-il la campagne des primeurs 2023 qui se tiendra lors du printemps 2024 ?
On veut tous se tourner vers l’avenir. Bordeaux rentre un millésime de qualité, avec des volumes (sauf à Margaux a priori). Les écoulages ne sont pas terminés, mais on sent de l’optimisme. On sait déjà que le millésime est de qualité, de bonne facture. Ce ne sera pas un petit millésime. Avec des volumes, on espère avoir l’équation parfaite pour mener une très belle campagne de primeurs. Il est urgentissime pour Bordeaux Négoce d’avoir un élan d’optimisme dans la situation que l’on vit en se raccrochant aux forces et valeurs de Bordeaux. Le système des primeurs est fondamental pour Bordeaux. C’est un système unique qui fait la différence. L’instant des primeurs est un rendez-vous pris fin avril que même le covid n’a pas réussi à annuler.
Il est indispensable de ne pas louper les primeurs 2023 avec une correction en termes de prix comme pour le millésime 2019. L’impact d’une campagne réussie serait fort, en relançant tout : les livrables, l’appétence pour Bordeaux… Il est impératif d’avoir un électrochoc pour réussir les primeurs 2023 comme ceux 2020, avec des vins bien repositionnés.
Il faut plus que jamais se reconcentrer sur les fondamentaux. Les grands vins ne sont pas que des produits spéculatifs et financiers. Ces vins doivent être bus et partagés par nos consommateurs finaux.
Vous parlez de primeurs, mais pour combien d’étiquettes en bénéficiant ?
C’est un questionnement de fond. Personnellement, je me demande s’il n’est pas temps de réfléchir à un autre moment que celui des primeurs afin de mieux mettre en lumière des crus plus distributifs. Avec une approche différente des primeurs, par exemple en étant sur des vins livrables, correspondant à des crus bourgeois et des marques moins engagées en primeurs. On voit aujourd’hui de moins en moins d’étiquettes dans le système des primeurs. Le nombre de crus en bénéficiant est de plus en plus réduit.
Alors que dans le vignoble on cherche des raisons, pour ne pas dire des responsables, à la crise actuelle des vins de Bordeaux, on entend parmi les critiques que les négociants se seraient trop focalisés sur les grands crus très chers assurant de meilleures marges que les petites marques. On entend aussi l’idée que la place de Bordeaux bénéficie est biaisée, avec des achats forcés auprès des princiaux opérateurs pour maintenir les allocations les plus recherchées…
C’est une critique un peu facile. Notre préoccupation à Bordeaux Négoce est qu’il n’y ait pas de laissés pour compte. Nous sommes des metteurs en marché, nous sommes là pour commercialiser le plus grand nombre. Actuellement, nous consultons le courtage et les propriétés pour savoir comment on fait pour les crus qui ne sont pas totalement bénéficiaires du marché des primeurs. Comment fait-on pour que tout le monde trouve son compte. La qualité y est, mais preuve est que le système des primeurs n’est pas adapté à tous. Aujourd’hui, Bordeaux est un ensemble, ce n’est pas que l’élite. Il est important aujourd’hui de raccrocher les wagons et relancer tout le train de train Bordeaux