Mêmes causes, mêmes effets ? Comme pour la campagne des primeurs 2022 de Bordeaux ce printemps, la mise en vente des vins étrangers par la place de Bordeaux ce mois de septembre laisse un goût de rendez-vous raté : la déconnexion reste totale entre les prix ambitieux généralement proposés et la capacité du marché à les absorber alors que l’économie mondiale hoquète, que les taux d’intérêts bondissent et que le marché des vins fins déborde de volumes disponibles à moindre coût. Habituée à réussir ses campagnes de mise en vente des vins étrangers sans difficulté, les négociants bordelais ont d’autant plus la gueule de bois que de nombreuses marques inconnues ont ajouté à la cacophonie cet automne. « La concurrence entre cabinets courtage et négociants est féroce, poussant à l’augmentation de l’offre pour se démarquer. Mais les acheteurs n’ont pas répondu face à de plus en plus de vins qui ne sont pas tous connus » décrypte anonymement un connaisseur de la place, relevant que « toutes les mises en marché ne sont pas allés jusqu’au bout… »
A l’heure du bilan, « les résultats ont été très mitigés, de nombreux négociants déplorant le volume élevé de vins relativement inconnus proposés à des prix irréalistes » confirme la dernière analyse de la place de marché britannique Liv-Ex, constatant un calendrier de sortie dense (jusqu’à cinq lancements par jour) et rapportant que « dans l'ensemble, les réactions des professionnels sont désabusées : les bénéfices réalisés ne justifient pas le temps et les efforts equis par l'intensité du rythme de la campagne et les prix demandés. Les collectionneurs privés n'étaient pas seulement peu intéressés, mais nombre d'entre eux se sont tout simplement désabonnés du flux d'offres envoyées par courrier électronique. » L’assurance des propriétés d’avoir un millésime en or dans leurs mains n’a pas convaincu le marché de suivre les prix proposés, donnant l’impression d’explosion de bulle spéculative.


« Le climat socio-économique d'aujourd'hui a inévitablement conduit les acheteurs de vins fins à resserrer les cordons de leur bourse (à l'exception d'un petit groupe qui n'est pas affecté par la macroéconomie) - réduisant ainsi la demande tout au long de l'année, et plus particulièrement lors des campagnes au cours desquelles plusieurs cuvées clés sont commercialisées en une seule fois » analyse Tara Albini, la directrice marketing de l'agence de conseil Wine Lister, indiquant que le ressenti des acheteurs britanniques est unanime, comme pour les primeurs 2022. Rapportant des hausses de prix plus modérées que celles observées en primeur (environ +5 % par rapport aux sorties 2022, quand les primeurs 2022 sont en hausse de 20 % par rapport à ceux 2021), Wine Lister rapporte que pour un marchand spécialisé ce désamour s’explique par « une campagne désormais trop saturée » et disparate où des cuvées sont « diffusées en l'espace de deux semaines », impliquant qu’« il n'y a ni le temps ni l'espace pour les commercialiser avec soin. On nous dit que cette réalité n’est pas propice à des tactiques de vente approfondies, ce qui amène les équipes commerciales à se concentrer sur une seule référence par jour qu’elles sont sûres de bien vendre. »
Notant que le marché des vins « a changé de cycle en juillet/août 2022 (après 18 mois exceptionnels post-covid, le marché a atteint un pic et la demande a commencé à se contracter) », le négociant Rolland Coiffe (à la tête du négoce éponyme, basé à Quinsac) pointe trois facteurs de succès pour une sortie de grands vins sur la place de Bordeaux : « la qualité de la distribution, la cohérence du positionnement marque par rapport au marché et les volumes disponibles. » Un cocktail qui a été réuni pour certaines sorties réussies hors Bordeaux (comme Solaia et Almaviva) et à Bordeaux (avec château Latour, Petit Cheval Blanc, Y d’Yquem…). « La désirabilité ne se décrète pas, elle se travaille tous les jours » ajoute Roland Coiffe. Après le râteau quasi-généralisé des primeurs 2022, comment la place de Bordeaux n’a-t-elle pas pu prévenir ce loupé des mises en marché des vins étrangers ?
Pour Liv-Ex, « l'accueil mitigé réservé aux primeurs 2022 aurait dû être un bon indicateur des conditions difficiles du marché : dans de nombreux cas, la promesse d'un millésime exceptionnel n'a pas suffi à résister aux fortes augmentations de prix appliquées par de nombreux domaines. » Directeur des échanges pour Liv-Ex, Justin Gibbs précise que « Bordeaux 2022 était un grand millésime qui n'a pas réussi à se vendre à la hauteur de son potentiel pour la simple raison qu'il était surévalué. Mais comme 2021 l'était aussi. » Pour l’expert anglais, « la même erreur, mais avec des vins moins connus, a été commise cet automne. Dans les deux campagnes, ceux qui ont pris en compte le prix inférieur au prix de millésimes comparables échangés librement sur le marché secondaire et qui ont commercialisé leurs vins en tenant compte de ce prix inférieur au prix de marché se sont bien débrouillés, malgré les vents contraires qui soufflaient sur l'économie. Ceux qui ne l'ont pas fait n'ont pas réussi à se vendre, malgré la qualité de leur offre. »
Ayant enchaîné deux campagnes difficiles à mener, la place de Bordeaux se retrouve désormais face à elle-même pour réfléchir aux adaptations qui s’imposent. Encore lointaine, la campagne des primeurs du printemps 2024 pour le millésime 2023 s’annonce moins pléthorique en quantité et moins exceptionnelle en qualité, ce qui peut être une carte à jouer pour revenir dans le marché de consommation.