ien ancrées dans le vignoble français, les pratiques traditionnelles du rosé de saignée et du repli entre appellations sont au cœur d’incertitudes juridiques inédites. A son origine se trouveraient des problèmes d’interprétations de textes réglementaires entre différents services administratifs : « l’insécurité juridique est lourde » alerte Bernard Farges, le président du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), lors de son assemblée générale ce 15 juillet. Interpellé par deux vigneronnes inquiètes à l’approche des vendanges, le président de la Confédération Nationale des vins AOC (CNAOC) indique avoir envoyé quatre courriers ces dix derniers mois pour alerter les services compétents sur cette situation. A date, ni la Répression des Fraudes ni l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO) n’ont levé les doutes sur ces questions : « on attend toujours » s’impatiente le viticulteur de l’Entre-deux-Mers.
En l’état, à Bordeaux, « les seuls replis qui semblent aujourd’hui autorisés sont de Saint-Georges en Montagne Saint-Émilion, de Bordeaux Supérieur en Bordeaux, de Haut-Médoc en Médoc, de Saint-Émilion Grand Cru en Saint-Émilion et de Canon-Fronsac en Fronsac. Pour tous les autres, il y a des difficultés et ils sont incertains face au juge » prévient Bernard Farges. Concernant la pratique des rosés de saignée, « il y a des textes qui se contredisent. On a vu récemment des collègues être secoués fortement avec un sujet d’interprétation différentes. [Ils] ont la réponse du juge, il y a appel certes, [mais] le rosé de saignée est une fraude. »
Dans sa récente condamnation des frères Jean et Marc Médeville, la quatrième chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Bordeaux juge en effet illicite la production de vins rosés et clairet issus de saignées de cuves de rouge. Suivant l’avis de la Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence et de la Consommation de Nouvelle-Aquitaine (Direccte), les juges s’appuient sur l’article D645-12 du Code Rural (« il ne peut être déclaré dans la déclaration de récolte, pour les vins produits sur une superficie déclarée de vignes en production, qu'une seule appellation d'origine contrôlée ou qu'un seul type de produit bénéficiant de la même appellation d'origine contrôlée »).
Pour la juge du tribunal bordelais, Caroline Baret, « l’usage des saignées existe mais l’Organisme de Défense et de Gestion (ODG) ne s’est pas dotée des moyens règlementaires nécessaires à sa licéité. Si la cuve de vin est issue d’une parcelle AOC Bordeaux Rouge, la saignée ne permet pas de revendiquer deux vins d’AOC différentes. » Pour la magistrate, la pratique des rosés de saignée implique « la systématisation de fausses déclarations de récolte* » et fait de la production de rosé « une voie d’optimisation de volumes ».


Cette grille de lecture réglementaire du rosé de saignée n’avait pas manqué de faire bondir l’avocat de la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB), Alexandre Bienvenu, alertant ce 28 mai le tribunal sur les « enjeux économiques énormes pour la filière » d’une telle exégèse, qui impliquerait que l’« on aurait aujourd’hui des volumes immenses à Bordeaux qui seraient frauduleux pour ne pas avoir respecté cet alinéa qui existe depuis des années et dont on découvre aujourd’hui qu’il interdit la saignée ».
Proposant une solution dans son jugement, Caroline Baret note « que d’autres appellations, notamment en AOC Liquoreux ont recours au coefficient K pour produire du vin blanc sec sur les premières tries puis des vins liquoreux sur les dernières. » Une modification du cahier des charges permettrait ainsi de mettre en place ce coefficient K afin de normaliser la production de vins rouges et rosés sur une même parcelle. Au contraire, « la pérennité des pratiques de rosé de saignée sans que la règlementation (cahier des charges, éventuel coefficient K, affectation parcellaire) ne le prévoie expressément est à cet égard un vecteur de concurrence déloyale avec ces dernières ODG » prévient la juge.
Si l’appel des frères Médeville est suspensif, le jugement du Tribunal Judiciaire reste un avertissement aux vinificateurs pratiquant la saignée. Face à cette question de la gestion du risque, Bernard Farges penche pour communiquer en faveur du principe de précaution : « à titre personnel, je pense qu’il faudra dire que le rosé de saignée ne pourra pas être pratiqué comme il l’a été par le passé. Tant que l’on n’a pas de vraie réponse sur la conduite à tenir. Il faudra dire à nos collègues soyez prudents. »
Envisageant de faire passer ce message aux producteurs de Bordeaux, du moins si l’administration ne précise pas l’interprétation du cadre réglementaire actuel, Bernard Farges indique qu’inévitablement « se posera la question de ce qui est pratiqué dans d’autres vignobles. Dans la Loire et à Tavel pour le rosé de saignée. En Bourgogne sur le repli. Le sujet n’est pas de s’interdire le repli, mais il faut vite sortir de cette insécurité juridique. »
* : La juge explique que « le viticulteur conduit une parcelle en AOC Bordeaux Rouge, effectue des saignées plus ou moins tracées et se doit ensuite de caler sa comptabilité matières. Ici, les superficies destinées à l’élaboration de vin rosé de saignée inscrites sur les déclarations de récolte sont calculées à rebours, à partir des volumes obtenus et des rendements maximums autorisés : les superficies déclarées ne correspondent donc pas à des superficies réelles, la déclaration est ainsi faussée. »