l pensait avoir vécu le pire en 2021, l’année de sa conversion bio. Perdu : il y a eu 2024. « Nous avons apporté 5 kg de cuivre/ha en 27 passages, et pour quel résultat ? 12 hl/ha en moyenne sur nos 6,5 ha », témoigne Albin Martinot, vigneron à Bar-sur-Seine, dans la Côte des Bar (Aube). Avant sa conversion – qu’il ne regrette pas –, il utilisait des phosphonates. « J’essayais déjà de limiter les phytos en intégrant du biocontrôle, explique-t-il. J’associais des phosphonates à du folpel, un fongicide de contact, pour profiter de leur effet stimulant et de leur action systémique. Sans être aussi efficaces qu’un produit systémique conventionnel, ça marchait. Ce serait plus facile s’ils étaient autorisés en bio ! Cela ne me choquerait pas dans la mesure où ce ne sont pas des produits dangereux. Mais le fait qu’ils soient obtenus par synthèse me semble incompatible avec le label. »
Albin Martinot mise sur d’autres moyens de lutte, comme l’huile essentielle d’orange douce, « efficace s’il ne pleut pas juste après ». Et voit plutôt le salut du côté du matériel. « C’est en ayant une pulvérisation plus efficace que l’on pourra réduire les doses de cuivre », estime-t-il.
La limite de 4 kg/ha, même lissée sur sept ans, commence à inquiéter François Landais. « On a atteint la limite du bio à Bordeaux », lâche le propriétaire du Château La Caderie, 20 ha en bio à Saint-Martin-du-Bois (Gironde) depuis plus de vingt ans. « J’ai obtenu 32 hl/ha en 2023 et 17 hl/ha cette année, soupire-t-il. Et je gère un autre domaine en bio, où j’ai fait 10 hl/ha puis 28 hl/ha. On ne peut plus gérer le mildiou avec nos moyens actuels. »
Pour autant, les phosphonates ne l’emballent pas. « Je manque d’informations sur leur efficacité, les résidus dans le vin, etc., hésite-t-il. Et les difficultés que nous traversons ne viennent pas que du cahier des charges bio. À Bordeaux, beaucoup de domaines ne sont plus rentables. On n’a plus de marché intéressant et même la vinification devient compliquée à cause de l’évolution du climat. »
« L’étau se resserre, abonde Nathalie Roussille, viticultrice à la tête de la cave des Vignerons de Buzet (Lot-et-Garonne). Vu les prix du marché, il faut faire un minimum de rendement et on y arrive de moins en moins. On vit des printemps tropicaux et on est tout le temps sur le pont contre le mildiou. » Si elle et son mari ont sauvé leur récolte en 2024 en dépassant à peine les 4 kg/ha, elle s'inquiète de la répétition des années difficiles. « On est démunis, lâche-t-elle. Mais on ne réglera pas tout avec davantage d’intrants. Il y a beaucoup de paramètres : l’exposition des parcelles, la ventilation, l’encépagement… Le merlot est très sensible ; peut-être faudrait-il regarder du côté des cépages résistants ? » Et pourquoi pas les phosphonates ? Nathalie Roussille réserve son avis, se jugeant mal informée, notamment sur leur efficacité et les résidus qu’ils laissent dans les vins. Elle a un principe : « Nous ne pouvons pas faire n’importe quoi avec le label bio qui est connu et reconnu par les consommateurs. »
Pierre-Henri Cosyns, lui, connaît bien le sujet. Ce vigneron des Côtes de Bourg, administrateur de France Vin Bio, s’est penché sur ce dossier. « Leur efficacité n’est pas fabuleuse, assène-t-il. Sur les millésimes à forte pression, les retours de terrain des conventionnels sont décevants. D’ailleurs, en 2024, à Bordeaux, certains bios s’en sont mieux sortis que des conventionnels. Surtout, cela reviendrait à ouvrir une boîte de Pandore en faisant entrer un produit de synthèse à action systémique dans le cahier des charges bio ! Et il serait difficile de retracer l’origine des résidus d’acide phosphoreux laissés dans le vin : comment saura-t-on s’ils proviennent de phosphonates ou d’un autre produit de synthèse non autorisé en bio ? »
Dans ses vignes, il a sauvé sa récolte avec quinze passages en 2023 et en 2024, et un peu plus de 4 kg de cuivre/ha. « Mais il suffit parfois qu’un tracteur soit en panne ou qu’un salarié soit malade pour tout perdre », admet-il. Pour autant, le label bio reste selon lui un atout. « Si j’arrête la bio ou si elle perd sa crédibilité, je perds mes arguments commerciaux. »
« Un bio convaincu ne revient pas à la chimie : il fait le dos rond en attendant que ça passe, confirme Olivier Renard, vigneron à Villié-Morgon, sur 4 ha dans le Beaujolais. En 2024, on était sans arrêt sur la brèche. J’ai géré le mildiou avec 6 kg de cuivre/ha au lieu d’1,5 kg normalement. » Malgré cela, l’autorisation des phosphonates n’est « même pas un sujet », balaie-t-il. « Pour moi, l’idée est plutôt d’adopter une autre approche en noyant le mildiou dans une biodiversité abondante. En plus des extraits de plantes, j’apporte de la lifofer (litière forestière fermentée) : ce cocktail de micro-organismes qu’on asperge sur le sol et les feuilles va concurrencer les pathogènes. Chez moi, cela marche. »
À Mercurey, Pierre Virot a fait treize traitements l’an dernier et apporté 4,2 kg cuivre/ha, contre 3 habituellement, pour récolter 45-50 hl/ha en blancs et 10 à 25 hl/ha en rouges. « J’ai choisi d’être en bio donc j’accepte que mon rendement décroche parfois, philosophe-t-il. Et mes voisins en conventionnel n’ont pas toujours fait mieux. Si on veut des armes plus puissantes, il faut des produits de synthèse à action systémique. Mais ce serait incohérent en bio. Nous devons garder la confiance du consommateur. Et nos détracteurs saisiraient l’occasion de dénigrer encore plus la bio. »
Pascal Boissonneau, Président des vignerons bio de Nouvelle-Aquitaine "L’idée d’autoriser les phosphonates en bio est poussée par l’Allemagne, mais il n’y a aucun élément neuf depuis les avis déjà rendus par le groupe Egtop (1) en 2014 et 2019. Pour nous, les phosphonates ne sont pas conformes au règlement bio puisqu’il s’agit de produits de synthèse avec une action systémique. Avec le cuivre, matière active multisite qui ne provoque pas de résistance connue, nous sommes armés contre le mildiou. Certaines années, on ne peut pas sauver 100 % des raisins. Mais on constate que ces années-là, les conventionnels utilisant des phosphonates se retrouvent dans les mêmes impasses que les bio ! Notre position est qu’il faut défendre la limite de 28 kg/ha de cuivre sur sept ans et parallèlement rechercher des alternatives. Nous sommes proactifs sur ce sujet. Mais les phosphonates, c’est non ! Leur efficacité n’est pas à la hauteur des espérances et cela reviendrait à galvauder notre label. Les consommateurs français perdraient confiance. Et certains marchés à l’export se fermeraient car les équivalences actuelles seraient caduques avec les pays qui interdisent les phosphonates en bio. En bref, on prendrait le risque d’un effondrement commercial pour un produit pas miraculeux…" (1) Expert Group for Technical Advice for Organic Production.