uels ont été les éléments déclencheurs de votre prise de parole sans filtre sur toutes vos difficultés ?
Amandine Noriega : C’est un tout : un trop plein. Cela fait trois ans que je n’ai que des petites récoltes (gelées en 2021 et 2022, mildiou en 2023). Je tape dans la trésorerie pour maintenir l’entreprise à flot (j’ai la chance que les fournisseurs aient pu me soutenir). Je ne me verse pas de salaire depuis un an. Je ne suis pas partie en vacances depuis deux ans. L’entreprise est en déficit depuis un an et en procédure de redressement depuis cet été. Il n’y pas eu une citerne de vin qui soit partie de chez moi depuis un an : le vin ne sort pas. Soit on me propose des prix cassés qui ne couvrent pas les frais, soit il n’y a plus de demandes d’échantillon. Et vous rajoutez ceux qui nous traitent de pollueur et nous photographient quand on sort le tracteur, la charge de mes deux enfants, mon ex-mari qui me réclame 100 000 € de prestation compensatoire parce que j’habite dans un château… Le courrier de son avocat m’a fait dégoupiller. Personne ne peut accepter un tel travail où l’on est broyés, humiliés et non-rémunérés. Sauf dans l’agriculture.
Cri du cœur d’une personne ayant choisi la viticulture (voir encadré), votre publication sur les réseaux sociaux a trouvé un très grand écho.
Depuis ce post, je suis assaillie d’appels et de messages de collègues vignerons, céréaliers et éleveurs qui vivent les mêmes choses, n’osent pas le dire et me remercient d’avoir écrit leurs difficultés. D’une certaine façon, ça rassure : on n’est pas seuls. À l’origine, je souhaitais partager avec mon réseau et mes clients la dureté de la réalité du métier. Mais les réactions et les partages se sont emballés. J’ai mis le doigt sur quelque chose, une prise de conscience pour arrêter avec le tabou : ça fait du bien de dire que c’est la merde, que ça ne va pas. Disons-le, c’est la merde dans le vignoble, on le sait tous. Ce qui manque, c’est une prise de conscience collective de la population sur la situation en agriculture et dans la viticulture en Bordelais.
Des réactions à vos publications témoignent d’un décalage entre le vécu de l’intérieur d’une violente crise viticole et le ressenti par l’extérieur de ces difficultés…
C’est exacerbé sur les réseaux sociaux, où l’on me dit d’arrêter de me plaindre parce que je vis dans un château ou que je me suis gavée quand les marchés allaient bien… Quand on voit le temps que l’on travaille et ce que l’on sort [financièrement], on est clairement en dessous du seuil de pauvreté. Des gens nous disent que l’on a au moins la passion de notre métier. Mais la passion ne nourrit pas, je préfère un salaire ! On ne peut pas s’arrêter. Ce qui nous fait nous lever dans l’agriculture, ce n’est pas la passion, c’est de devoir travailler pour payer les banques, les fournisseurs, la MSA, l’Etat… On continue de travailler parce que l’on n’a pas le choix. Nous sommes pris dans un jeu sordide. L’urgence est de sauver notre peau.
Que ces gens arrêtent de nous prendre pour ce que nous ne sommes pas : nous ne sommes pas tous des châtelains à Margaux ou Saint-Émilion. Le gros de la crise est en Entre-deux-Mers, en Côtes de Bourg et en Médoc. Nous sommes des paysans qui travaillons la terre comme les éleveurs et les céréaliers. Pour les gens, nous sommes des nantis parce que nous sommes des viticulteurs. Mais non, je suis aussi une agricultrice !
Les réactions à vos publications témoignent d’un mal-être vigneron qui ne se limite pas à Bordeaux.
Je remarque que des vignerons du Sud ont relayé mon post et l’ont commenté publiquement, alors que ceux de Bordeaux me répondent en privé ou m’en parlent directement. Il y a une fierté vigneronne, on a honte de dire que l’on n’y arrive pas. Peut-être que l’on ne se sent pas légitime. J’entends dire depuis des années que ça ira mieux l’an prochain et que si l’on ne vend pas, c’est que l’on ne travaille pas bien. On m’a dit qu’il fallait passer en certification Haute Valeur Environnementale (HVE), je l’ai fait et ça ne m’a rien apporté, à part des pertes de récolte. Tous les jours nous prenons des risques. J’en veux à tout le monde, y compris moi-même, de ne pas avoir de soutien.
Dans le vignoble, on vit la crise mais on ne la dit pas souvent. Ce qui fait croire à certains qu’ils sont les seuls responsables de leurs difficultés alors que la tendance est généralisée.
Il y a eu plusieurs suicides à Bordeaux depuis le début d’année et on ne parle pas des tentatives. Il m’est arrivée d’avoir de telles idées, mais je me raccroche à mes enfants. J’aurais sauté le pas sinon, je suis encore vivante grâce à eux. Je passe des nuits à cogiter sur ce qu’il faut payer et à prioriser selon les travaux à venir : les phytos, l’embouteillage… C’est une charge quotidienne.
On peut donc parler de burn-out et de dépression
C’est clairement un burn-out. Mais on ne peut pas s’écouter : qui fait tourner la boîte ? On se retrouve avec des exploitations où les enfants qui ont repris sont dans de telles difficultés que les parents continuent de travailler malgré la retraite pour les aider : tout le monde est affecté, les enfants qui n’arrivent pas à s’en sortir comme les générations précédentes, les parents qui culpabilisent d’avoir transmis une entreprise affaiblie… Ce sont des drames familiaux. Pourquoi n’aurait-on pas un SMIC et un RSA d’office quand l’entreprise agricole ne gagne rien ? C’est la croix et la bannière pour ouvrir ses droits au RSA. Cela m’a coûté de solliciter l’accompagnement d’une assistante sociale et la personne que j’ai eu à la MSA m’a demandé si j’étais bien certaine d’en avoir besoin. Tout est violent.
Votre témoignage fait aussi grincer les dents de ceux qui pensent que l’on parle trop de difficultés des vins de Bordeaux et qu’il faut tourner la page pour relancer les ventes…
Mon père disait qu’il vaut mieux faire envie que pitié. Commercialement, pour vendre une bouteille, mieux vaut vendre du rêve, c’est sûr, je suis d’accord ! Mais on ne peut pas se voiler la face en disant que tout va bien alors que tout va mal. Il faut dire la vérité sur ce qui se passe. Ce n’est pas une honte de dire que c’est la merde dans les vins de Bordeaux. Il faut faire rêver en tirant les prix par le haut.
Comment pensez-vous qu’il faille revaloriser le prix du vin ?
La crise des Bordeaux est latente depuis longtemps, beaucoup d’exportations vers la Chine et les États-Unis avaient la volonté de prendre des marchés par les prix, nous n’avons pas su miser sur la valeur ajoutée et porter les prix vers le haut. En salon, je vois des vignerons du Beaujolais qui n’ont aucun problème à n’avoir aucune bouteille en dessous de 20 €. A Bordeaux, dès que l’on est au-dessus de 5 € il faut se justifier. Mais il n’est pas humainement possible de vendre ses vins à moins de 5 €. Bordeaux ne pourra pas sortir de crise si on ne valorise pas notre travail : il ne faut pas en avoir honte. Je ne demande pas à rouler en Porsche, juste à payer mes factures et vivre de mon travail.
Ouvert après les manifestations de l’hiver dernier, le projet de révision de la loi Egalim pourrait concerner le vin.
Il n’y a rien de concret pour l’instant. Et on serait sur un coût de revient, qui varie énormément selon les investissements et les amortissements de chaque exploitation. Les indicateurs seront compliqués à mettre en place. Il faudrait une charte signée par le négoce qui s’engage à ne plus acheter de Bordeaux en dessous de 1 500 euros le tonneau.
Le message interprofessionnel d’en finir avec les transactions à moins de 1 000 € le tonneau n’a pas porté ses fruits ce début 2024…
Cela ne s’est pas fait. Et beaucoup parlent de liquidations après les vendanges, ce qui va mettre dans les tuyaux des lots de vins vendus très peu chers. Tant que ces vins à très bas prix seront disponibles, le négoce ne sera pas amené à valoriser les cours. La petite récolte qui s’annonce ne créera pas assez de tension sur les prix. Mais quand je vois des achats à 600 € le tonneau, que je sais le prix des matières sèches sont à 50 centimes pour les négociants, comment peut-on avoir des vins sortir à 4-5 euros en grande distribution ? Qui prend la marge ? Qui vit sur le malaise des vignerons ?
Vous misez personnellement sur la diversification de vos activités, avec d’autres cultures agricoles et des offres touristiques.
J’arrache 6 hectares de vignes avec les aides à la diversification (celles du Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux, je récupère mes Cotisations Volontaires Obligatoires…). Mais une fois le coût de la pelle enlevé, il ne restera pas grand-chose des 6 000 €/ha pour abonder la trésorerie, régler les dettes aux fournisseurs et investir dans d’autres cultures. Je crois que la diversification est nécessaire, la monoculture est à bout. On ne peut avoir tous ses œufs dans le même panier, notamment face au changement climatique. Il faut essayer de trouver les bonnes cultures, investir et faire le dos rond jusqu’à ce que ça rapporte. J’ai développé une offre de tiny houses et d’accueil de camping-cars, ça rajoute un peu de beurre dans les pâtes, mais pas la crème fraîche et le fromage râpé.
Durant déjà depuis des années, la crise des vins de Bordeaux ne semble pas encore être derrière la filière.
Beaucoup ont lâché prise. On voit des collègues partir à la retraite, arracher… Ça va casser humainement. Il y aura des drames et de la colère. Des drames se passent économiquement et humainement dans la plus grande indifférence. On se sent seuls, on ne peut compter que sur nous-mêmes, et se lancer dans de nouveaux projets, mais Dieu que c’est dur. J’invite les gens du CIVB à venir m’accompagner en salon auprès des particuliers pour voir les réactions des consommateurs quand on leur parle de Bordeaux. Une fois, j’ai dû cacher mon panneau indiquant que je viens de Bordeaux pour que les clients s’arrêtent à mon stand : c’est très violent.
Il y a un grand désamour des consommateurs critiquant des vins boisés et râpeux. Des qualités insuffisantes. Le gros problème est que l’AOC Bordeaux récupère les volumes déclassés de châteaux faisant leur rentabilité avec d’autres appellations. L’AOC Bordeaux est le déversoir de troisièmes, quatrièmes ou cinquièmes vins qui ne sont pas de qualité et pas valorisés, ce qui créé un amalgame sur l’appellation. Mais pour nous en Entre-deux-Mers, notre vie se joue sur les prix du bordeaux.
Réalisant sa septième vendange, Amandine Noriega a repris la propriété familiale par coup de cœur pour le métier : « après un DUT tech de co à Bordeaux, j’ai tenu un magasin de prêt à porter en Charente-Maritime, rien ne me destinait à être vigneronne, je n’avais pas eu l’appel de la vigne enfant quand j’épamprais ou faisais les vendanges. » Mais à la perte de son père et de son grand-père en 2017, Amandine Noriega revient s’occuper de l’administratif sur la propriété et a une révélation : « je voulais vraiment être vigneronne. J’ai tout racheté : les parts de ma sœur et les deux successions. On n’en parle jamais, mais les coûts de la transmission sont énormes quand ils ne sont pas anticipés. D’autant plus que les anciens avaient l’habitude de ne pas se verser de fermage et de laisser grossir la ligne du compte courant associé dans les comptes. Cette dette de l’entreprise, cet argent virtuel, coûte cher en passant dans le patrimoine. » Dans contexte, le coût de son installation est démultiplié : « je n’ai pas eu le choix de m’endetter. Avec l’investissement dans le matériel, l’achat des terres et les successions, j’en suis arrivé à 1 millions d’euros. Sauf que maintenant, l’entreprise ne le vaut plus du tout. Nos terres valent 4 000 €/ha, nous ne sommes pas riches. Un 60 m² à Paris vaut plus que l’un de nos vignobles ! »