l suffit de traverser le vignoble girondin pour voir des hectares de friches, allant des parcelles délaissées depuis des années (faute de fermiers, de reprise après retraite ou liquidation judiciaire, de règlement de succession…) aux rangées de ceps taillés, rognés mais n’ayant pas été traités toute la saison (par loupé d’une étape clé, par refus du fournisseur phyto d’alourdir l’ardoise…). Et il y a les vignes qui animent le plus de ragots, et de ressentis : les parcelles en attente d’arrachage, aidé (plan sanitaire de 9 000 hectares de l’état et l’interprofession) ou spontané (par volonté des domaines de réduire leurs surfaces), qui ont passé la campagne sans le moindre entretien et qui n’ont vu prospérer que le mildiou marquant ce millésime.
« Ces vignes abandonnées ont fichu la pagaille, elles posent un vrai problème sanitaire » grogne un vigneron de l’Entre-deux-Mers. Comme en témoigne le report de la date butoir de l’arrachage sanitaire (passant du 31 mai au 30 juin, puis au 31 juillet 2024, puis au 30 septembre 2024), la météo pluvieuse de ce millésime 2024 n’a pas facilité les travaux d’arrachage sur des milliers d’hectares. Mais elle a fait exploser la pression mildiou, et le ressentiment des vignerons voisins de parcelles abandonnées critiquant la négligence des propriétaires laissant partir en roue libre leurs vignes à arracher.
Dans la commune de Saint-Christoly-Médoc, de telles vignes en friche pèsent sur la récolte comme rapporte un article de France Bleu Gironde ciblant des parcelles des domaines Bernard Magrez. Anonyment, un producteur de la commune indique que « l’huissier que j’ai fait venir a bien constaté que mes vignes à côté des vignobles Bernard Magrez sont impactées à 100 % par le mildiou et que les parcelles ne le touchant pas sont impactées à 30 % ». Contactés, les vignobles Bernard Magrez rejettent en bloc ces analyses : « ces vignes ont été arrachées dans le cadre de nos programmes de restructuration, et ceci afin que les futurs cépages soient en harmonie avec le terroir » précise Bernard Magrez par courrier, ajoutant que « les arrachages ont commencé en mai, dès que l'état des sols nous a permis d'accéder aux parcelles et ont été achevés dans les délais réglementaires ». Pour l’homme aux quatre grands crus classés et ses équipes, « nous estimons que cette contamination ne provient pas de nos parcelles, d'autant plus que nos voisins proches n'ont formulé aucune accusation à notre encontre contre cette une éventuelle contamination de notre part ou autre. »


Soulignant que le sujet est particulièrement délicat (et bloqué législativement par la dissolution de l’Assemblée Nationale), Claude Gaudin, le président des AOC Médoc, Haut-Médoc et Listrac-Médoc a entendu des vignerons voisins de ces parcelles abandonnées sortir de leurs gonds et exprimer « beaucoup de colère, beaucoup de douleur (avec deux années de terrible pression mildiou : 2023 et 2024, il n'y aurait eu aucune histoire en 2022), mais nous n’avons pas beaucoup de réponse. Nous bataillons depuis plusieurs mois sur une amende forfaitaire dissuasive pour ceux qui n’arrachent pas depuis longtemps. Nous ne pouvons que conseiller aux vignerons d’arracher rapidement et de faire attention à leurs voisins avec de la dévitalisation ou une ceinture de traitements. »
« À mon grand regret aucune loi nous protège et aucun recours n'est possible, ce qui est déplorable pour nous » soupire l’exploitant médocain précité. Pour qui des amendes sur les vignes abandonnées ne résout rien, alors qu’il faudrait imposer à l’avenir « une ligne disant que dès la décision d'arracher une vigne, il faudrait avant le mois de mai la tailler à mort ou la désherber. Nous aurions eu moins de souci cette année. »


Une approche radicale partagée par Jacques Lurton, à la tête des vignobles André Lurton, ancrés dans l’Entre-deux-Mers et Pessac-Léognan, Jacques Lurton « propose d’imposer la dévitalisation à toute personne mettant ses vignes en friche. Qu’elle puisse acheter suffisamment de glyphosate pour dévitaliser sa parcelle. Qu’elle n’ait plus de feuille » explique le président de l’AOC Pessac-Léognan, portant sa proposition au sein de la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB). De son expérience dans l’Hémisphère Sud, « cette technique est peu coûteuse et très rapide » alors que la solution de la taille à mort, « plus chronophage et coûteuse » n’est pas suffisante, comme « il y a des rejets par le bas du pieds. Ça repart et ça ne résout pas le problème. »
Avec des plans d’arrachage se poursuivant à Bordeaux et s’annonçant dans le reste du vignoble, la question de vignes en attente plus ou moins long d’arrachage va se généraliser (alors qu’il est déjà croissant dans la vallée du Rhône, le Languedoc, la Loire…). De quoi rendre impérative l’avancée sur la gestion de ces parcelles à l’abandon. Complexe comme il touche à la propriété privée, le problème a mobilisé dans les paroles mais pas dans les actes le gouvernement et les députés. Le seul outil actuellement développé par les pouvoirs publics est une amende à 5 000 €. Mais cette option judiciaire ne fait pas l’unanimité, comme elle peut mettre à l’amende des propriétaires n’ayant pas de moyens.